par Nicolas Richter, Süddeutsche Zeitung , 23 janvier 2007
Alors que Murat Kurnaz était abandonné à l’arbitraire américain pendant de nombreuses années, on s’empressa en Allemagne, avec une ardeur toute bureaucratique, de s’assurer qu’il ne puisse pas revenir dans notre pays. Cela a été décidé par un petit groupe de fonctionnaires allemands haut placés et de politiciens qui ont perdu tout sentiment de droit et de décence dans la lutte contre le terrorisme.
Le gouvernement rouge-vert a traité Murat Kurnaz pendant des années comme un proscrit, comme quelqu’un que la société avait rejeté. Pourtant, l’on savait qu’à Guantánamo, il était dépouillé de ses droits, maltraité et humilié alors que, très tôt, tout indiquait son innocence.
Kurnaz n’a pas de passeport allemand, mais il est né et a grandi à Brême, et donc il est chez lui en Allemagne. L’ancien gouvernement de Berlin – qui a toujours publiquement manifesté ses soucis quant au camp américain de Guantánamo – a abandonné Kurnaz à l’arbitraire américain pendant de nombreuses années et oeuvré avec une ardeur toute bureautique pour qu’il ne puisse pas revenir en Allemagne.
Cela a été décidé par un petit groupe de fonctionnaires haut-placés et de politiciens qui ont apparemment perdu tout sentiment de droit et de décence dans la lutte contre le terrorisme.
Le groupe était formé du chef du service fédéral de renseignements August Hanning, du coordinateur des services secrets Ernst Uhrlau, et de plusieurs secrétaires d’État. Les ministres Frank-Walter Steinmeier (Chancellerie) et Otto Schily (Intérieur) en étaient les responsables politiques.
On peut seulement essayer de deviner les motifs des experts de la sécurité. Qui sait s’ils
trouvaient Kurnaz dangereux, repoussant ou seulement gênant; en tout cas, en automne 2002, ils entreprirent un combat défensif minutieusement planifié. Déjà à l’époque ils savaient par leurs propres services secrets que Kurnaz était innocent, adolescent naïf qui avait voulu étudier le Coran au Pakistan, et qui fut happé dans le tourbillon de la guerre contre la terreur.
L’idée que Kurnaz puisse revenir à Brême doit avoir paru aux intéressés si insupportable qu’ils ont même brusqué les Américains, lesquels voulaient à l’époque renvoyer Kurnaz. Les Allemands voulaient éloigner un potentiel trouble-fête et pour cela tous les moyens étaient bons. Le fait que Kurnaz était juridiquement un étranger simplifiait infiniment l’argumentation: permis de séjour périmé, l’Allemagne n’est pas compétente. A partir de là, Kurnaz était considéré comme le problème des Américains – et de la Turquie où Kurnaz n’a jamais résidé.
Une ligne de défense douteuse
Dans les milieux gouvernementaux, il est dit pour la défense de Steinmeier qu’il n’y a pas eu d’offre de la part des Américains de libérer Kurnaz. Et même si cela était le cas, cela aurait été lié à des conditions irréalisables.
Cette ligne de défense semble peu crédible: Si les Américains ne voulaient absolument pas renvoyer Kurnaz, alors pourquoi les cercles de la Chancellerie auraient-ils décidé d’interdire à Kurnaz l’entrée au pays ? Pourquoi le Ministère de l’Intérieur aurait-il esquissé un plan pour ôter de son passeport la permission de séjour?
Les démarches effectuées en 2005 sont encore aggravantes. Entre-temps, Guantánamo indignant le monde entier, même la justice américaine et la police criminelle fédérale avaient rejeté tous les chefs d’accusation contre Kurnaz. Mais le gouvernement fédéral allemand suppliait carrément les Américains de livrer de nouveaux indices de suspicion à son égard afin de pouvoir lui refuser le visa.
La Chancellerie sous les ordres de Steinmeier était, d’après les actes de l’époque, également contre le retour de Kurnaz. Steinmeier craignait qu’avec son retour au pays des révélations
embarrassantes puissent s’ensuivre. L’idée que Kurnaz devait rester à l’extérieur du pays avait en même temps progressé. Chaque émigrant en Allemagne doit souhaiter n’être jamais tributaire de l’aide du gouvernement fédéral. Ce que chaque otage allemand à l’étranger est en droit d’attendre et de recevoir n’a même pas été pris en considération par les milieux du cabinet rouge-vert de sécurité.[…]
Steinmeier et ses collaborateurs croyaient apparemment qu’ils n’auraient jamais à justifier leur mépris pour Kurnaz. De telles idées ne peuvent venir qu’à des gens qui siègent trop souvent dans des réunions secrètes. Ce sont les mêmes gens qui jusqu’à aujourd’hui remettent en question l’intégrité des victimes d’enlèvement de la CIA, comme Khaled El Masri par exemple, ceci sur la base de médisances et de fausses affirmations.
Ils savent qu’ils attisent ainsi des ressentiments répandus dans la population contre des Musulmans suspects d’une manière ou d’une autre. Un jugement politique sur Frank- Walter Steinmeier n’est possible que s’il fait une déposition devant la commission d’enquête.
Il ne peut cependant pas nier sa responsabilité politique dans le cas scandaleux de Kurnaz. Cela pèse lourd pour un ministre qui doit rappeler les Droits de l’Homme lors de ses voyages à l’étranger. Si Steinmeier n’informe pas les critiques, il doit démissionner.
Cela peut être inopportun pendant les six mois de la présidence allemande de l’UE. Mais la conclusion serait encore plus abstruse si le cas Kurnaz devait rester sans suite parce que l’intérêt de l’État l’exige. A cause de prétendus intérêts supérieurs de l’État, un innocent a souffert presque cinq années durant!
Source: Süddeutsche Zeitung
Traduit de l’allemand par Horizons et débats N° 5, 8 février 2007 et révisé par Fausto Giudice, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de reproduction, à condition d'en respecter l’intégrité et d’en mentionner sources et auteurs.
URL de cet article : http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=2030&lg=fr
Le gouvernement rouge-vert a traité Murat Kurnaz pendant des années comme un proscrit, comme quelqu’un que la société avait rejeté. Pourtant, l’on savait qu’à Guantánamo, il était dépouillé de ses droits, maltraité et humilié alors que, très tôt, tout indiquait son innocence.
Kurnaz n’a pas de passeport allemand, mais il est né et a grandi à Brême, et donc il est chez lui en Allemagne. L’ancien gouvernement de Berlin – qui a toujours publiquement manifesté ses soucis quant au camp américain de Guantánamo – a abandonné Kurnaz à l’arbitraire américain pendant de nombreuses années et oeuvré avec une ardeur toute bureautique pour qu’il ne puisse pas revenir en Allemagne.
Cela a été décidé par un petit groupe de fonctionnaires haut-placés et de politiciens qui ont apparemment perdu tout sentiment de droit et de décence dans la lutte contre le terrorisme.
Le groupe était formé du chef du service fédéral de renseignements August Hanning, du coordinateur des services secrets Ernst Uhrlau, et de plusieurs secrétaires d’État. Les ministres Frank-Walter Steinmeier (Chancellerie) et Otto Schily (Intérieur) en étaient les responsables politiques.
On peut seulement essayer de deviner les motifs des experts de la sécurité. Qui sait s’ils
trouvaient Kurnaz dangereux, repoussant ou seulement gênant; en tout cas, en automne 2002, ils entreprirent un combat défensif minutieusement planifié. Déjà à l’époque ils savaient par leurs propres services secrets que Kurnaz était innocent, adolescent naïf qui avait voulu étudier le Coran au Pakistan, et qui fut happé dans le tourbillon de la guerre contre la terreur.
L’idée que Kurnaz puisse revenir à Brême doit avoir paru aux intéressés si insupportable qu’ils ont même brusqué les Américains, lesquels voulaient à l’époque renvoyer Kurnaz. Les Allemands voulaient éloigner un potentiel trouble-fête et pour cela tous les moyens étaient bons. Le fait que Kurnaz était juridiquement un étranger simplifiait infiniment l’argumentation: permis de séjour périmé, l’Allemagne n’est pas compétente. A partir de là, Kurnaz était considéré comme le problème des Américains – et de la Turquie où Kurnaz n’a jamais résidé.
Une ligne de défense douteuse
Dans les milieux gouvernementaux, il est dit pour la défense de Steinmeier qu’il n’y a pas eu d’offre de la part des Américains de libérer Kurnaz. Et même si cela était le cas, cela aurait été lié à des conditions irréalisables.
Cette ligne de défense semble peu crédible: Si les Américains ne voulaient absolument pas renvoyer Kurnaz, alors pourquoi les cercles de la Chancellerie auraient-ils décidé d’interdire à Kurnaz l’entrée au pays ? Pourquoi le Ministère de l’Intérieur aurait-il esquissé un plan pour ôter de son passeport la permission de séjour?
Les démarches effectuées en 2005 sont encore aggravantes. Entre-temps, Guantánamo indignant le monde entier, même la justice américaine et la police criminelle fédérale avaient rejeté tous les chefs d’accusation contre Kurnaz. Mais le gouvernement fédéral allemand suppliait carrément les Américains de livrer de nouveaux indices de suspicion à son égard afin de pouvoir lui refuser le visa.
La Chancellerie sous les ordres de Steinmeier était, d’après les actes de l’époque, également contre le retour de Kurnaz. Steinmeier craignait qu’avec son retour au pays des révélations
embarrassantes puissent s’ensuivre. L’idée que Kurnaz devait rester à l’extérieur du pays avait en même temps progressé. Chaque émigrant en Allemagne doit souhaiter n’être jamais tributaire de l’aide du gouvernement fédéral. Ce que chaque otage allemand à l’étranger est en droit d’attendre et de recevoir n’a même pas été pris en considération par les milieux du cabinet rouge-vert de sécurité.[…]
Steinmeier et ses collaborateurs croyaient apparemment qu’ils n’auraient jamais à justifier leur mépris pour Kurnaz. De telles idées ne peuvent venir qu’à des gens qui siègent trop souvent dans des réunions secrètes. Ce sont les mêmes gens qui jusqu’à aujourd’hui remettent en question l’intégrité des victimes d’enlèvement de la CIA, comme Khaled El Masri par exemple, ceci sur la base de médisances et de fausses affirmations.
Ils savent qu’ils attisent ainsi des ressentiments répandus dans la population contre des Musulmans suspects d’une manière ou d’une autre. Un jugement politique sur Frank- Walter Steinmeier n’est possible que s’il fait une déposition devant la commission d’enquête.
Il ne peut cependant pas nier sa responsabilité politique dans le cas scandaleux de Kurnaz. Cela pèse lourd pour un ministre qui doit rappeler les Droits de l’Homme lors de ses voyages à l’étranger. Si Steinmeier n’informe pas les critiques, il doit démissionner.
Cela peut être inopportun pendant les six mois de la présidence allemande de l’UE. Mais la conclusion serait encore plus abstruse si le cas Kurnaz devait rester sans suite parce que l’intérêt de l’État l’exige. A cause de prétendus intérêts supérieurs de l’État, un innocent a souffert presque cinq années durant!
Source: Süddeutsche Zeitung
Traduit de l’allemand par Horizons et débats N° 5, 8 février 2007 et révisé par Fausto Giudice, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de reproduction, à condition d'en respecter l’intégrité et d’en mentionner sources et auteurs.
URL de cet article : http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=2030&lg=fr
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