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dimanche 28 octobre 2012

Guantanamo, la grande absente du débat usaméricain

Par CHARLIE DUPIOT, Libération, 26/10/2012

Décryptage- De nouveaux documents révélés par Wikileaks pointent le traitement des détenus dans la prison de Guantanamo. Ni Obama ni Romney n’a évoqué le sort du camp controversé, toujours ouvert malgré les promesses.

Derrière les barreaux de Guantanamo, vivent aujourd'hui 166 détenus. Quand Obama est arrivé au pouvoir, le centre de détention en comptait 242.
Derrière les barreaux de Guantanamo, vivent aujourd'hui 166 détenus. Quand Obama est arrivé au pouvoir, le centre de détention en comptait 242. (Photo Reuters.)
Guantanamo semble résister à toutes les tempêtes. Après que l’ouragan Isaac, menaçant de s’abattre sur Cuba en août, a fait reporter les audiences des cinq accusés du 11-Septembre, c’est Sandy, un second ouragan, qui a fait annuler jeudi 25 octobre l’audience du détenu accusé d’un attentat contre un navire américain. Guantanamo n’en était pourtant pas à sa première tempête, lui qui devait être fermé en 2009 par Barack Obama et a longtemps été pointé comme un symbole des dérives de la guerre contre le terrorisme. Trois ans et demi après cette promesse, le camp est toujours là, comptant 166 détenus, dont plus aucun d’origine occidentale.
Et les pratiques sur ses prisonniers sont toujours contestées : dernièrement, le Saoudien Abd-al-Rahim Nachiri, auteur présumé de l’attentat contre le navire américain USS Cole en 2000 au Yémen, qui avait fait 17 morts, a dénoncé devant le juge ce mercredi - avant que son audience de jeudi soit ajournée - les «chaînes», les «agressions» et les «attaques» qu’il doit selon lui subir dans la prison de Guantanamo. A une semaine de l’élection présidentielle, les documents secrets révélés par Wikileaks (à lire ici) – dont le fondateur Julian Assange est toujours réfugié à l’ambassade de l’Equateur à Londres – peuvent-ils peser sur la campagne ? Obama et Romney n’ont en tout cas abordé le sujet Guantanamo à aucun moment de leur débat sur la politique étrangère. Retour sur un dossier qui a été exclu de cette campagne présidentielle.

Obama n'a pas réussi à tenir ses engagements

C’était l’une de ses promesses de campagne: deux jours après son arrivée au pouvoir, le 22 janvier 2009, Barack Obama signe un décret prévoyant la fermeture de Guantanamo. Guantanamo compte alors 242 détenus selon Human Rights Watch. Mais très vite, il doit se heurter à l’opposition du Congrès, qui craint qu’un transfert de détenus du camp de Guantanamo ne menace la sécurité sur le sol américain. Obama a beau défendre devant les parlementaires, à majorité démocrates, le fait que personne ne se soit jamais échappé des prisons fédérales de haute sécurité, rien n’y fait: en mai 2009, 90 sénateurs contre 6 refusent de voter le financement du plan de fermeture de Guantanamo.
Il est de toute façon impossible à l’administration Obama de fermer si rapidement le camp, pour une raison simple, relève André Kaspi, directeur du Centre de recherches d’histoire nord-américaine (CRHNA): «Il faut savoir ce qu’on fait des détenus : certains ont été accueillis pour purger leur peine dans des pays alliés, comme la France (ce qui a permis de réduire le nombre de détenus dans le centre), mais d’autres n’ont pas pu trouver de pays d’accueil. Parmi les pays récalcitrants, il y a les Etats-Unis qui ne tiennent pas à recevoir des détenus de Guantanamo, vus comme des dangers pour leur sécurité.» 
Pour la politologue franco-américaine Nicole Bacharan, si Obama n’a pas fermé Guantanamo, c’est «parce qu’il n’a pas réussi, car c’est une espèce de monstruosité ingérable, une situation inextricable créée par Bush». Et puis, raconte la spécialiste, auteur avec Dominique Simonnet d’un «Guide des élections anti-américaines», il y a aussi «ces détenus dont on sait pertinemment, grâce à des preuves, qu’ils sont coupables, mais dont les aveux ont été obtenus avec torture.» Si ceux-là se retrouvent devant un tribunal américain et que la torture menée au cours de leurs interrogatoires est attestée, le juge devra prononcer un non-lieu. Ce qui voudrait donc dire pas de procès.
C'est l'une des raisons pour lesquelles, sur Guantanamo, le président a dû renoncer à son autre engagement : celui de faire juger les détenus par des tribunaux ordinaires, et non plus par des commissions militaires. Le 31 décembre 2011, il se voit contraint de promulguer une loi sur le budget de la Défense, votée par le Congrès, qui interdit le transfert de détenus depuis la base cubaine vers les Etats-Unis, autorise les détentions illimitées, sans procès, et impose à nouveau le recours aux tribunaux militaires pour juger les suspects de terrorisme. Les mêmes tribunaux que Barack Obama dénonçait du temps de Bush.
Sous l’ère Obama, néanmoins, les conditions de vie des détenus se sont améliorées: de nouveaux bâtiments en dur ont été construits, permettant aux prisonniers de vivre en communauté (et non plus, comme on se souvient, dans des cages grillagées), certains sont autorisés à communiquer par Skype avec leurs familles, et Human Rights Watch relevait en 2011 qu’il y avait certainement «moins de mauvais traitements», depuis que Barack Obama y a interdit la torture. Pendant cette nouvelle campagne, le démocrate a promis de soumettre à nouveau le projet de fermeture au vote du Congrès s’il est réélu. En attendant, comme son administration l'a reconnu en 2011, il reste à Guantanamo une cinquantaine de prisonniers qui ne peuvent pas être jugés, faute de preuves et de charges suffisantes, ni libérés, car considérés comme trop dangereux.

Ni Obama ni Romney «n'ont intérêt à en parler»

En publiant une centaine de documents du ministère américain de la Défense, regroupés sous le titre «Politiques sur les détenus» et qui révèlent «les règles et procédures concernant les détenus dans les prisons militaires américaines», dont celle de Guantanamo, Wikileaks entend rouvrir le débat sur ce qui est devenu, «le symbole d’un système occidental de violation des droits de l’Homme», selon les mots de son fondateur Julian Assange. Wikileaks avait déjà créé le scandale en publiant en 2011 des documents attestant que des innocents avaient été détenus à Guantanamo.
Les documents publiés ce jeudi sont «nécessaires», estime Suzanne Nossel, directrice d’Amnesty International USA, qui tire l’alarme: «En dépit de certaines réformes et des discours de l’administration Obama, les droits de l’Homme continuent d'être violés au nom de la sécurité nationale - y compris les détentions sans inculpation, les audiences devant d’injustes tribunaux militaires d’exception et l’impunité face à la torture.» Auprès de Libération, la responsable pointe la responsabilité de la Maison Blanche, «qui n'a pas donné à cette question la priorité qu'elle nécessitait».
Si Barack Obama s’est engagé à faire voter un nouveau projet de fermeture au Congrès s’il était élu, la question Guantanamo semble bien absente des discours des deux candidats. Pour André Kaspi, historien des Etats-Unis, le sujet était nettement plus présent en 2008, «car il s’agissait de dénoncer les excès ou les prétendus excès de Bush, dont Guantanamo, les Américains étant traditionnellement très soucieux des questions ayant trait à la liberté». Selon l’historien, «si on en parle moins aujourd’hui, c’est aussi parce que d’autres sujets sont au premier plan».
Pour Nicole Bacharan, politologue, «ce n’est dans l’intérêt de ni l’un ni l’autre d'en parler»: pendant la campagne  des primaires pour les élections de 2008, Mitt Romney, déjà candidat, avait affirmé qu’il «doublerait Guantanamo», sans expliciter ce que cela signifiait: «Bref, ce n’est pas un terrain sur lequel Romney peut aller», conclut l’experte. D'autant qu'il ne veut pas «donner l'impression d'être un héritier de George Bush», relève Amy Greene, auteur de «L'Amérique après Obama».
De toute façon, les rares enquêtes d’opinion sur le sujet montrent que les citoyens américains sont moins sensibles sur le sujet: «On ne voit plus d’images scandaleuses de ces prisonniers en orange, menottés dans des cages», explique Nicole Bacharan, ajoutant: «pour les Américains, ça a beau être une tache sur la démocratie américaine, ce n’est plus le premier sujet.» D'autant qu'aux Etats-Unis, note Amy Greene, «on est de plus en plus conditionnés à considérer ces détenus comme le pire du pire.»
Le procès des cinq cerveaux des attentats du 11-Septembre, passibles de la peine de mort, vient de commencer, devant un tribunal militaire de Guantanamo. Et étant donné les perturbations qu’ont connues les premières audiences, il pourrait durer plusieurs mois, voire plusieurs années. De quoi éloigner un peu plus la perspective d’une fin de ce centre, devenu symbole des années Bush.

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mercredi 11 janvier 2012

Guantánamo Prisoners Stage Peaceful Protest and Hunger Strike on 10th Anniversary of the Opening of the Prison

by Andy Worthington
Tuesday, 10 January 2012

Today, prisoners at Guantánamo will embark on a peaceful protest, involving sit-ins and hunger strikes, to protest about their continued detention, and the continued existence of the prison at Guantánamo Bay, Cuba, three years after President Obama came to office promising to close it within a year, and to show their appreciation of the protests being mounted on their behalf  by US citizens, who are gathering in Washington D.C. on Wednesday to stage a rally


and march to urge the President to fulfill his broken promise.
Ramzi Kassem, a law professor at the City University of New York, and one of the attorneys for Shaker Aamer, the last British resident in Guantánamo, said that his client, who is held in isolation in Camp 5, told him on his last visit that the prisoners would embark on a peaceful protest and hunger strike for three days, from Jan. 10 to 12, to protest about the President’s failure to close Guantánamo as promised.
Prisoners in Camp 4 at Guantanamo in 2009 line up for morning prayers. These are some of the prisoners regarded as cooperative or not significant -- perhaps amongst the 89 who have been cleared for release, but are still held (Photo: Michelle Shephard/The Toronto Star).
He explained that the men intended to inform the Officer in Charge ahead of the protest, to let the authorities know why there would be protests, and added that the prisoners were encouraged by the “expression of solidarity” from US citizens planning protests on Jan. 11, the 10th anniversary of the opening of the prison.
Kassem also said that another of his clients, in Camp 6, where most of the prisoners are held, and where, unlike Camp 5, they are allowed to socialize, stated that prisoners throughout the blocks were “extremely encouraged” by reports of the protests in Washington D.C.
The prisoner, who does not wish to be identified, also said that banners and signs had been prepared, and that there would be peaceful sit-ins in the communal areas. He added that the prisoners were concerned to let the outside world know that they still reject the injustice of their imprisonment, and feel that it is particularly important to let everyone know this, when the US government, under President Obama, is trying to persuade the world that “everything is OK” at Guantánamo, and that the prison is a humane, state of the art facility.
He also explained that the prisoners invited the press to come to Guantánamo and to request interviews with the prisoners, to hear about “the toll of a decade” of detention without charge or trial, and said that they “would like nothing more” than to have an independent civilian and medical delegation, accompanied by the press, be allowed to come and talk to the 171 men still held.
In Camp 5, Shaker Aamer and the other men still held there will not be able to stage a sit-in, as they are unable to leave their cells, but they will participate in the protests by refusing meals.
No one knows how the authorities will respond to the protests, especially as the new commander of Guantánamo, Navy Rear Adm. David Woods, has gained a reputation for punishing even the most minor infractions of the rules with solitary confinement.
According to Kassem, prisoners have complained that the new regime harks back to the worst days of Guantánamo, between 2002 and 2004, when punishments for non-cooperation were widespread.
Of the 171 men still held at Guantánamo, 89 were “approved for transfer” out of Guantánamo by a Task Force of career officials and lawyers from the various government departments and the intelligence agencies, and yet they remain held because of Congressional opposition and President Obama’s unwillingness to tackle his critics. 36 others were recommended for trials, and 46 others were designated for indefinite detention without charge pr trial, on the basis that they are too dangerous to release, but that there is insufficient evidence against them to put them on trial.
That is a disgraceful position for the government to take, as indefinite detention on the basis of information that cannot be used as evidence indicates that the information is either tainted by torture, or is unreliable hearsay. It remains unacceptable that President Obama approved the indefinite detention of these men in an executive order last March, even though he also promised that their cases would be subject to periodic review.
Just as disgraceful, however, is the fact that all of the 171 prisoners still at Guantánamo face indefinite detention, as none of them can leave the prison given the current restrictions. That ought to trouble anyone who cares about justice and fairness, and the protests by the prisoners, on the 10th anniversary of the opening of Guantánamo, ought to convey, more eloquently than any other method, why the pressure to close the prison must be maintained.

Note
: For further information, to sign up to  a new movement to close G, and to sign a new White House petition on the “We the People” website calling for the closure of Guantánamo, visit the new website, “Close Guantánamo.”

jeudi 25 juin 2009

Guantánamo chez nous

L'affaire Syed Fahad Hashmi
par Jeanne Theoharis
Traduit par Isabelle Rousselot. Édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

Original : The Nation - Guantánamo at home

Deux jours après avoir prêté serment, le quarante-quatrième président des USA, Barack Obama a signé trois décrets pour interdire la torture, exiger que la CIA utilise les mêmes méthodes que les militaires pour interroger les suspects de terrorisme, fermer le réseau des prisons secrètes de la CIA et la prison de Guantánamo Bay à Cuba dans un délai d'un an. « Ce que les cyniques ne veulent pas comprendre, » a proclamé le Président dans son discours inaugural, « est que le sol a bougé sous leurs pieds. »


Zina Saunders

Mais où exactement le sol a-t-il bougé ? Les lieux où sont concentrés tous les regards – et où se concentrent les plus grandes passions contre la politique terroriste de Bush, ces dernières années – se trouvent à l'extérieur des frontières de notre nation, dans des pays éloignés et des prisons lointaines. Le problème de la torture et des autres violations des droits de l'homme dans la « guerre contre le terrorisme » des USA a été présenté comme un problème qui se déroule bien loin de chez nous. La supposition sous-jacente est que si les détenus de Guantánamo étaient jugés sur le sol des USA et dans des cours fédérales (comme le demandent de nombreux groupes), des abus aussi flagrants ne se produiraient pas.

Mais Guantánamo n'est pas juste une absurdité ; sa fermeture ne va pas faire revenir les USA à l'autorité de la loi ou à son ancien rang parmi les autres nations. Guantánamo est une manière particulière de voir la constitution, de construire le paysage comme un terrain sombre où les ennemis sont tapis, où les tribunaux sont devenus des boucliers contre de tels dangers, où les droits ont des limites et où les normes internationales doivent être mises en balance avec la sécurité nationale. C'est une excroissance d'une « guerre contre la terreur » avec des précédents historiques qui a pris racine sous le gouvernement Clinton (dans lois comme l’ Antiterrorism and Effective Death Penalty Act de 1996), qui s'est répandue comme le chiendent sous Bush et a infiltré la structure du système judiciaire. C'est une stratégie préventive où arrêter le terrorisme revient à placer en détention et poursuivre en justice des gens qui n'ont commis aucun acte réel de terrorisme mais dont les croyances religieuses et les associations politiques révèlent une intention ostensible de le faire.

Le jour après que le Président Obama eut signé les trois décrets, j’ai assisté à une audience de tribunal dans l'affaire Syed Fahad Hashmi. Hashmi est un citoyen usaméricain musulman de 29 ans, détenu en isolement cellulaire au Correctional Center (MCC), la prison fédérale, du Bas Manhattan. Il est inculpé de deux chefs d'accusation pour fourniture et conspiration de fourniture de soutien matériel et deux chefs d'accusation pour avoir apporté et comploté pour apporter une contribution de biens et services à Al Qaïda. S'il est jugé coupable, Hashmi risque soixante-dix ans de prison. Il est aussi un de mes anciens étudiants au Brooklyn College qui a obtenu son diplôme en 2003 et a eu une maîtrise en relations internationales à la London Metropolitan University en 2005.

Hashmi a été arrêté en Grande-Bretagne le 6 juin 2006, sur mandat d'arrêt des USA ; son arrestation fut présentée comme la meilleure histoire dans les programmes d'informations de la nuit sur CBS et NBC, qui ont utilisé des graphiques pour exposer la Piste et le Réseau Terroristes. Détenu pendant onze mois sans incident à la prison de Belmarsh, il est devenu le premier citoyen usaméricain à être extradé par la Grande-Bretagne en vertu des nouvelles mesures assouplissant les normes pour les extraditions dans les affaires de terrorisme.

Le Ministère de la Justice affirme que la « pièce maîtresse » de son dossier contre Hashmi est le témoignage de Junaid Babar. Selon le gouvernement, au début 2004, Babar, également citoyen US, a passé deux semaines avec Hashmi, dans son appartement de Londres. Dans ses bagages, selon le gouvernement, Babar avait des imperméables, des ponchos et des chaussettes imperméables qu'il a ensuite remis au Numéro Trois d'Al Qaïda, au Waziristan-Sud, au Pakistan. Hashmi aurait permis à Babar d'appeler d'autres conjurés d'un complot terroriste, en utilisant son téléphone portable. Babar qui a été arrêté en 2004 et a plaidé coupable pour cinq chefs d'accusation de soutien matériel à Al Qaïda, risque jusqu'à soixante-dix ans de prison. En attendant sa sentence, il a accepté de travailler au service du gouvernement en tant que témoin dans les procès des terroristes en Grande-Bretagne et au Canada, ainsi qu'au procès de Hashmi. Pour sa coopération, Babar aura droit à une peine réduite.

Les lois sur le soutien matériel sont fondées sur la culpabilité par association. Elles permettent de fabriquer une boite noire dans laquelle toutes sortes d'activités protégées par la constitution peuvent être jetées et classés comme suspectes, voire criminelles. Comme dans cette affaire, il y a peu de preuves qui lient directement Hashmi à un acte criminel, la majeure partie de l’accusation consistera à établir quelle était son intention. Pour ce faire, le gouvernement va probablement s'appuyer sur les déclarations qu'a fait Hashmi au sujet de la politique étrangère des USA, sur le traitement des musulmans ici et à l'étranger et sur d'autres questions politiques. Hashmi qui était membre du groupe politique de New York, Al Muhajiroun (Les Émigrés) lorsqu'il était étudiant au Brooklyn College, défendait des positions bien en marge du courant dominant de l'opinion publique usaméricaine. D'ailleurs, il avait attiré l'attention du Time et de CNN, en mai 2002, pour son activisme étudiant et la menace potentielle pour le pays qu’il était censé représenter ; les deux médias rapportaient ses propos lors d'une réunion du Brooklyn College en 2002 : les USA sont « les plus grands terroristes du monde. » Le gouvernement n'a cependant pas classé Al Muhajiroun sur la liste des organisations terroristes ni considéré illégale, l'adhésion à cette organisation. Ainsi, ces poursuites judiciaires permettent de criminaliser un discours politique protégé par la constitution.


Mohamed Junaid Babar, un prétendu membre opérationnel d'Al Qaïda devenu informateur de la police, témoigne ici à charge au procès de Momin Khawaja à Ottawa. Selon lui, Khawaja aurait voulu se rendre en Afghanistan en 2002, pour y combattre, mais ne l'aurait jamais fait. Il aurait en outre mis une maison à disposition de "frères" à Rawalpindi, au Pakistan. AP Photo

En attendant son procès, Hashmi est en cellule d'isolement au MCC, depuis mai 2007. Depuis octobre de cette année, il est détenu selon les « Mesures administratives spéciales » (SAM d'après leur sigle en anglais) imposées et renouvelées par le ministre de la Justice. Le pouvoir du gouvernement d'imposer les SAM a été instauré en 1996. Depuis le 11 septembre, les normes pour les imposer, et les conditions pour leur renouvellement, ont été simplifiés de façon significative. Avec les SAM, Hashmi n'a droit à aucun contact, à l'exception de son avocat, et plus récemment avec ses parents – à aucun appel téléphonique,, aucune lettre, interdiction de parler aux autres prisonniers au travers des murs et sa cellule est surveillée électroniquement à l'intérieur et à l'extérieur. Il doit se doucher et aller aux toilettes sous la surveillance permanente de la caméra. Il ne peut écrire qu'une lettre par semaine à un unique membre de sa famille, mais il a droit à trois feuilles de papier maximum. Il n'a pas le droit d'être en contact, directement ou par le biais de son avocat, avec les médias. Il a le droit de lire le journal mais seulement les parties approuvées par ses geôliers, et pas avant 30 jours après leur publication. ll a droit à une heure de sortie en dehors de sa cellule, par jour – heure qui est souvent refusée – mais il n'a pas le droit de sortir en plein air, par contre il est obligé de faire de l'exercice en isolement, dans une cage. Les SAM représentent une menace importante pour la santé mentale de Hashmi et pour sa capacité à participer pleinement à sa défense. La sévérité de ces mesures jette une ombre de suspicion sur le détenu, le décrivant en fait, comme coupable avant même qu'il n'entre dans la salle d'audience. Sa « propension à la violence » est citée comme raison à ces mesures, malgré le fait qu'il n'ait jamais été accusé (ou déclaré coupable) d'avoir commis un acte de violence.


De plus, avec la Classified Information Procedures Act (Loi de procédure pour les informations classifiées), édictée en 1981, qui vise à empêcher toute manipulation par des agents de renseignements US lors de poursuites judiciaires, la plupart des preuves contre Hashmi sont classées confidentielles, ce qui signifie qu'il n'aura pas le droit de voir beaucoup de preuves lors de son procès. Son avocat a du obtenir une habilitation de sécurité de la CIA pour avoir la possibilité d'en prendre connaissance. Cependant, pour préserver la sécurité nationale, l'avocat de Hashmi a l'interdiction de discuter des preuves du gouvernement avec Hashmi, ni avec aucun expert extérieur qui n'ait pas reçu l’habilitation de la CIA.

À l'audience de Hashmi du 23 janvier, la juge fédérale du district Loretta Preska a écouté la défense contester les conditions de son isolement, avant son procès. La défense a présenté la preuve de l'impact dévastateur de l'isolement cellulaire à long terme et de la privation sensorielle sur le mental des prisonniers ainsi que sur leur santé physique et sur leur capacité à participer à leur défense. L'avocat de la défense, Sean Maher a cité le travail de différents experts médicaux et de spécialistes comme le professeur de psychologie, Craig Haney à l'Université de Californie, à Santa Cruz, qui conclut que « il n'y a pas une seule étude publiée sur l'isolement cellulaire ou l'isolement en sécurité maximum .. qui n'ait pas démontré ses effets négatifs psychologiques. »

La défense a demandé quelques modestes changements aux conditions d'isolement de Hashmi : que ses parents âgés et infirmes aient l'autorisation d'aller le voir tous les deux ensemble, qu'il ait l'autorisation de faire de l'exercice sur l’aire de récréation aménagée sur les toits du MCC et avec d’ autres prisonniers, de participer à un groupe de prière et d'avoir un compagnon de cellule. Le juge a refusé toutes ces demandes, se rangeant du côté de l'argument tautologique du procureur général comme quoi l'imposition première des SAM prescrivant des mesures de haute sécurité démontrait la justesse des considérations de sécurité nationale dans l'affaire Hashimi, rendant ainsi les conditions de son isolement légitimes et nécessaires. Ce n'est donc pas surprenant que, dans des affaires comme celle de Hashmi où les SAM ont été imposées depuis le 11 septembre, presque aucune de ces mesures n'ait été levée. La juge Preska a également soutenu que les restrictions imposées à Hashmi sont « administratives plutôt que punitives » et donc constitutionnelles.

Hashmi a passé presque un an et demi, sous SAM, dans un centre de détention fédéral à Manhattan sous l'autorité du Tribunal fédéral du District Sud de New York. Les conditions de son isolement avant son procès ne sont pas vraiment plus humaines que celles de beaucoup de prisonniers à Guantánamo, tout comme son droit à un procès juste dans la ville de New York n'est pas explicitement plus protégé que celui des ressortissants étrangers confrontés aux commissions militaires US dans d'autres parties du monde. Que va t-il se passer alors si les détenus de Guantanamo sont transférés et jugés par des tribunaux fédéraux ?

Les conditions inhumaines de l’isolement de Hashmi pendant sa détention préventive ne sont pas isolées. Le citoyen canadien et résident légal aux USA, Mohammed Warsame a été détenu pendant plus de cinq ans à Minneapolis sans procès (dont la majorité en isolement cellulaire en application de SAM) malgré une procédure pour accélérer le procès enclenchée par ses avocats, il y a plus de trois ans. En décembre 2003, Warsame disparut secrètement pendant quatre jours pour interrogatoire "volontaire" dans une base militaire au nord du Minnesota. Les autorités pensaient qu'il détenait des informations sur Zacarias Moussaoui, car les deux hommes allaient à la même mosquée au Minnesota. Détenu en tant que témoin matériel, Warsame connaissait à peine Moussaoui et n'avait aucun témoignage à fournir à son sujet, même lorsqu'il a comparu à son procès. Le gouvernement a alors déposé des accusations de soutien matériel contre Warsame, affirmant qu'il avait enseigné l'anglais à des infirmières talibanes, qu'il avait mangé dans la même pièce qu'Ossama Ben Laden et qu'il avait envoyé 2 000 $ à des gens en Afghanistan qui, selon le gouvernement, seraient des Talibans.

Les violations des droits civiques sont également établies dans la politique pénitentiaire. En décembre 2006, le Ministère de la Justice a tranquillement mis en place une infrastructure ségrégationniste, l'Unité de gestion de communication, à la prison fédérale de Terre Haute dans l'Indiana, pour des détenus pour terrorisme de sécurité moyenne. Presque tous les détenus transférés à Terre Haute sont musulmans. Tous les appels et courriers (communication habituellement restreinte par les employés de la prison) sont surveillés et les prisonniers ne sont autorisés à communiquer entre eux qu’en anglais. Les terroristes les plus dangereux sont généralement envoyés dans l'unité pénitentiaire et administrative de sécurité maximum, connue sous le nom de Supermax, à Florence au Colorado. Le Gouverneur du Colorado, Bill Ritter envisage d'ouvrir les portes de la prison aux détenus de Guantanamo ; l'infrastructure, selon le porte-parole de Ritter, est "construite exactement pour ce type de détenus à haut risque" Amnesty International a émis des critiques envers les conditions de vie à Supermax, où les prisonniers n'ont pratiquement aucune possibilité d'interaction humaine, d'exercice physique ou de stimulation mentale – ces mêmes conditions que subissent beaucoup d'hommes à Guantánamo et que subit Hashmi à Manhattan. De fait, un des suspects de terrorisme les plus recherchés des USA, Khalid Al Fawwaz se bat contre son extradition aux USA en plaidant que les conditions dans une prison comme Supermax au Colorado, sont en violation de l'article 3 de la Loi britannique sur les droits de l'homme, qui interdit la torture et autre traitement ou châtiment inhumain ou dégradant.



Le Metropolitan Correction Center de Manhattan


Des six personnes, dont Hashmi , soumises aux SAM en détention préventive aux USA, trois se trouvent sous la juridiction du procureur général pour le District Sud de New York. Proche de Ground Zero, théâtre politique du 11 septembre, ce bureau de Manhattan a pris une grande latitude en imposant des conditions d'emprisonnement extrêmes. Avant 2001, les SAM étaient utilisées contre les prisonniers de haute dangerosité dont le pouvoir et l'influence pouvaient inspirer des actes de violence à l'extérieur de la prison (comme le chef du gang des Latin Kings qui a ordonné un meurtre depuis la prison). Aujourd'hui, ces mesures sont imposées de façon plus abusive, contre les suspects que le gouvernement cherche à étiqueter comme dangereux, sans tenir compte d’ actes qu'ils auraient réellement commis ni de leur influence à l'extérieur de la prison (D'ailleurs, le procureur général n'a pas affirmé publiquement que Hashmi avait une action à l'extérieur de la prison). De plus, le District Sud de New York est un tremplin majeur pour un poste national – et poursuivre des terroristes donne un plus à votre CV.


Sur la scène de la justice usaméricaine contre le terrorisme, les procureurs généraux à travers tout le pays sont désormais devenus les acteurs principaux. Mis en avant aux actualités télévisées du soir, ils parlent avec des tons sinistres de l'importance des derniers actes d'accusation de terrorisme – complots déjoués, cellules dormantes découvertes, terroristes attrapés. La représentation publique de ces actes d'accusation rappelle aux Usaméricains le grave danger auquel fait face la nation et la nécessité de mesures spéciales pour nous protéger, et ceci nous rassure sur la capacité du gouvernement à déjouer le danger. L’absence de preuves dans beaucoup de ces affaires et le traitement inhumain des suspects ont suscité une indifférence notable des juges. Mais de telles dérogations au droit et au principe d’une justice équitable reçoivent rarement une couverture médiatique importante.


À Miami, les procureurs retournent pour la troisième fois au tribunal, cherchant à condamner six hommes pour les chefs d'accusation de soutien matériel et de conspiration dans l'intention de faire sauter la Tour Sears. Les informations du soir de juin 2006 avaient claironné l'arrestation de sept hommes « musulmans » et la mise en échec de leur plan d'attaquer la Tour Sears dans le cadre d'un jihad (le jour suivant cependant, même le FBI a décrit le plan comme « un projet plutôt qu'une réelle opération. » ["aspirational rather than operational."]) Les sept hommes sont en fait des membres du Moorish Science Temple, une secte religieuse qui mélange des éléments du christianisme, du judaïsme, de l'Islam et du nationalisme noir. L'affaire, manquant de preuve concrète, comme des armes ou des plans et utilisant des informateurs douteux (les jurés eurent le sentiment qu'un informateur du FBI influençait les hommes), s'est déjà terminée par deux non-lieux pour vices de procédure. Pourtant le procureur des USA a fait pression pour un troisième procès afin de « protéger la communauté », même si aucune nouvelle preuve n'est apparue.


Les différents médias du pays ont gonflé l'histoire des « cellules dormantes » découvertes à Detroit en 2002 et à Lodi en Californie en 2005. Deux hommes à Detroit furent reconnus coupables en 2003 mais virent par la suite leurs sentences suspendues (et le procureur général fut inculpé) quand il fut découvert que le procureur général dissimulait une preuve disculpatoire. À Lodi, un autre informateur du FBI qui avait été payé 250 000 $ pour son travail, avait agi en tant qu'agent provocateur avec le père et le fils, Umer et Hamid Hayat. Le gouvernement réussit à obtenir une condamnation du fils en utilisant les confessions contradictoires et mensongères des Hayat – les deux demandèrent à coopérer avec les enquêteurs. (Le père alla jusqu'à affirmer que son fils s'entraînait dans un sous-sol, et y pratiquait des exercices de sauts à la perche. Quand l'interrogateur du FBI remarqua que le plafond du sous-sol devait être très haut, le père fut d'accord…). Un agent du FBI depuis de longues années, allait témoigner pour la défense des Hayat en disant que c'était « l'enquête la plus négligente et juvénile » qu'il ait jamais vu produite par le FBI, mais la cour rejeta son témoignage.

Et puis il y a l'affaire du « chef terroriste » et professeur à l'Université de Floride du Sud, Sami Al-Arian, racontée en détail par Alexander Cockburn dans The Nation. Après plus d'une décennie de surveillance, des années d'isolement cellulaire et un procès qui a duré six mois et a coûté 50 millions de $, les jurés ont acquitté Al-Arian pour huit des chefs d'accusation les plus graves (et classé sans suite le reste des accusations). Le gouvernement a poussé Al-Arian à plaider coupable pour un chef d’inculpation et puis a annulé son accord en l'assignant devant un grand jury. Refusant de se présenter, Al-Arian risque maintenant une condamnation pour outrage à magistrat, portée par l'assistant du procureur général pour le District Oriental de Virginie. La Juge Leonie Brinkema envisage un non-lieu pour cette affaire. Début mars, elle a mis en doute les actions du procureur général dans l’accord avec Al-Arian : « Je pense qu'il y a quelque chose de plus important ici, et c'est l'intégrité du ministère de la justice».


Lors de sa confirmation au poste du ministre de la Justice, Eric Holder a déclaré sans équivoque que « Guantánamo sera fermé », tout en promettant simultanément de « combattre le terrorisme avec tous les outils disponibles. » Il est important de fermer une prison renégate dans un coin éloigné de Cuba. Mais c'est tout aussi important, même si c'est plus difficile, de regarder ce qui se passe chez nous. C'est ici, dans le Bas Manhattan, à Minneapolis et à Miami, dans notre ministère de la Justice, que les choses doivent bouger sous nos pieds. C'est ici que des citoyens Usaméricains et des résidents, dans notre système de cours fédérales et sous nos yeux, attendent leurs procès et se trouvent souvent face à des preuves classées secrètes et spécieuses dans des conditions inhumaines qui donnent lieu à des punitions cruelles et inhabituelles. Fermer Guantánamo exige que nous examinions et reconstruisions les systèmes politiques et judiciaires à l'intérieur de nos frontières – réformer le ministère de la Justice, les tribunaux et la politique pénitentiaire. Il serait judicieux que nous prêtions attention à l'avertissement de l'ancien Président de la Cour suprême, Earl Warren, sur les dangers qui guettent nos processus judiciaires : « Ce serait vraiment ironique, » prévenait Warren en 1967, « que, au nom de la défense nationale, nous autorisions la destruction de (…) ces libertés (…) qui font que la nation vaut la peine d’être défendue. »

vendredi 10 avril 2009

« À Guantánamo, j’ai obtenu un doctorat en torture et maltraitances » - Le changement d'administration à Washington n'a rien changé à Guantánamo"

Entretien avec Binyam Mohamed
par Moazzam Begg, Cageprisoners, 26/3/2009
Traduit par Isabelle Rousselot, révisé par Fausto Giudice, Tlaxcala

À la suite des attaques du 11 septembre et de la « guerre contre le terrorisme » subséquente menée par les USA, des centaines de Musulmans ont été livrés aux services de renseignements Usaméricains par différents pays. Un de ces hommes était Binyam Mohamed, un Éthiopien résidant en Grande-Bretagn, qui était parti en Afghanistan et au Pakistan pour redécouvrir sa foi en l'Islam et trouver, en même temps, un moyen de se débarrasser de son accoutumance nocive à la drogue. Binyam a réussi à atteindre ses deux objectifs mais d’une manière qu'il n'aurait jamais imaginées. Il a été vendu par les autorités pakistanaises pour une récompense, et est ainsi resté enfermé pendant plus de sept ans, dans les prisons secrètes Usaméricaines et dans les centres militaires de détention. Le 23 février 2009, il a été le premier – et pour l'instant le seul – prisonnier de Guantánamo à être libéré sous l'administration Obama. Enfin de retour au Royaume-Uni, Binyam a parlé de son calvaire et des tortures qu'il a subies dans deux entretiens célèbres.
Dans cette conversation exclusive avec le porte-parole de Cageprisoners, Moazzam Begg, Binyam discute du cas de ceux toujours détenus dans les camps aux USA – y compris du cas Aafia Siddiqui – et du rôle qu'a joué la foi durant son incarcération.


Version audio

Cageprisoners (Moazzam Begg) : Bismillah errahman errahim (Au nom d'Allah, le bienfaisant, le miséricordieux). Je suis ici avec mon frère Binyam Mohamed. Binyam, pouvez-vous vous présenter rapidement, et nous dire qui vous êtes et où vous étiez ces dernières années ?

Binyam Mohamed : Mon nom est Binyam Mohamed. Je suis un ressortissant éthiopien, né en Ethiopie. Je suis arrivé au Royaume-Uni quand j'avais 15 ans...

CP : ... Vous êtes manifestement connu pour avoir été détenu à Guantánamo et dans les prisons secrètes usaméricaines ces dernières années. Je voudrai tout d'abord vous dire, mon frère, qu’Allah soit loué pour votre retour dans ce pays. J'aimerais commencer en vous demandant : vous avez été détenu dans une des plus célèbres prisons du monde – si ce n'est la plus célèbre – de tous les temps. Beaucoup de gens ont le sentiment que les détenus là-bas, avec toutes les atrocités auxquelles ils sont confrontés, sont des victimes. Est-ce que vous vous qualifieriez de victime ou de rescapé ?

BM : D'abord, je voudrais louer Allah pour ma libération, qui intervient après presque sept années d'incarcération. Je dirais que je me vois plus comme un rescapé car il fallait survivre pour ne pas perdre la tête, et nous avons du trouver différents moyens de survie dans les situations où nous nous trouvions.

CP : Vous avez été arrêté au Pakistan puis transféré au Maroc où vous avez passé plusieurs mois ou était-ce plusieurs années ?

BM : J'ai été détenu au Pakistan pendant presque trois mois et demi puis transporté au Maroc où j'ai passé exactement 18 mois.

CP : Puis vous avez été transféré à Kaboul en Afghanistan, dans la « Dark Prison » ?

BM : ... Et puis j'ai été transféré à Kaboul où j'ai passé presque cinq mois.

CP : Ensuite vous avez été transféré au centre de détention de Bagram ?

BM : Oui, nous avons été transférés à Bagram vers le mois de juin 2004, où nous avons passé trois à quatre mois.

CP : Je sais que vous avez déjà donné plusieurs interviews – je ne vais pas revenir sur les terribles tortures auxquelles vous avez du faire face – mais je voudrais plutôt me concentrer sur les gens que vous avez pu voir, et ceux qui sont toujours en détention aux USA. Quand vous vous trouviez dans le centre de détention de Bagram, après avoir été détenu à la « Dark Prison », vous avez rencontré une prisonnière. Pouvez-vous nous parler de cette femme, de qui elle est selon vous et ce que vous avez pu en voir ?

BM : À Bagram, j'ai rencontré une femme qui portait une chemise avec le numéro 650 et je l'ai vu plusieurs fois, j'ai aussi entendu beaucoup d'histoires sur elle par les gardiens et les autres prisonniers là-bas.

CP : Et qu'est-ce que disaient ces histoires, comment était-elle décrite et quelle était son histoire ?

BM : Ce qu'on nous a dit d'abord... Nous avions peur car les gardiens nous ont dit de ne pas lui parler. Ils avaient peur que nous lui parlions et que nous sachions qui elle était. Alors ils nous ont dit qu'elle était une espionne du Pakistan, qui travaillait avec le gouvernement. Et les Américains l'ont amenée à Bagram.

CP : Alors vous pensez qu'ils ont fait courir la rumeur qu'elle était une espionne pour que vous restiez éloignés d'elle et que vous en ayez peur ?

BM : En fait, personne ne lui parlait dans le bâtiment et elle était détenue à l’isolement... Elle ne sortait dans le bâtiment principal que pour aller aux toilettes. Mais tout ce que je savais d'elle est qu'elle était du Pakistan et qu'elle avait étudié ou avait vécu aux USA. Et les gardiens parlaient beaucoup d'elle. Et en fait, j'ai vu sa photo ici, il y a quelques semaines et je suis certain que c'est la même personne que j'ai vue à Bagram.

CP : Et c'est la même photo de Aafia Siddiqui que je vous ai montrée ?

BM : c'est la même photo que j'ai vu.

CP : Il y a eu toutes sortes de rumeurs sur ce qui lui est arrivé – puisse Allah la libérer vite – mais une partie de ces rumeurs indiquaient qu'elle avait été terriblement maltraitée. Avez-vous connaissance des abus dont elle a été victime ?

BM : A part le fait qu'elle était en cellule d'isolement et que je l'ai vue quand elle venait dans le bâtiment principal, je peux vous dire qu'elle était gravement perturbée. Je ne crois pas qu'elle avait toute sa tête – En fait, je ne crois pas qu'elle était saine d'esprit mais je n'avais aucun sentiment à son sujet à l'époque car pour moi, ce n'était qu'une hypocrite qui travaillait avec les autres gouvernements. Mais si nous avions su que c'était une de nos soeurs, je ne pense pas que nous soyons restés silencieux. Je pense qu'il y aurait eu beaucoup de bruit, peut-être même des émeutes à Bagram.

CP : Certains des frères qui se sont plus tard enfuis de Bagram ont parlé d'elle et ont dit qu'ils avaient appris qui elle était et qu'ils ont fait la grève de la faim. Vous deviez déjà être parti à ce moment-là mais est-ce que les autres prisonniers étaient contrariés de voir une femme là-bas et une prisonnière ?

BM : Nous étions contrariés de voir les affaiblis, les blessés devant nous à Bagram, et si nous avions su qu'il y avait une de nos soeurs là-bas, je pense qu'aucun de nous ne serait resté silencieux. Mais pour que Bagram reste Bagram – c'est à dire calme -les Américains faisaient courir la rumeur qu'elle n'était pas une de nos soeurs...

CP : qu'elle était une espionne.

BM : oui, qu'elle était une espionne et que nous devions restés éloignés d'elle.

CP : Aviez-vous déjà entendu des rumeurs à l'époque sur le fait qu'elle avait des enfants, ou quelque chose de cet ordre ?

BM : Oui, je l'ai entendu, je ne sais plus si ça venait des gardiens ou des frères, mais j'ai entendu qu'elle avait des enfants, mais les enfants n'étaient pas à Bagram – Ils étaient ailleurs.

CP : Et y avait-il des rumeurs ou des discussions sur ce qui est arrivé à ces enfants ?

BM : Nous n'avions aucune idée de ce qui était arrivé aux enfants.

CP : Finalement, vous avez été transféré à Guantánamo et une des choses qui revient souvent sur le centre de détention de Bagram est que les gens subissaient toutes sortes de tortures là-bas et ils faisaient la comparaison avec Guantánamo. Si vous pouviez comparer les différentes prisons où vous avez été détenu – du Maroc, à la « Dark Prison », de Bagram, à Guantánamo – quelle est pour vous la pire de toutes ?

BM : Personnellement, je dirais la « Dark Prison » car là-bas, le but n'était pas d'obtenir des informations, ce n'était pas organisé comme un centre de détention, c'était vraiment fait pour que les gens deviennent fous.

CP : Pouvez-vous un peu nous décrire la « Dark Prison » et à quoi ça ressemble, car il y a de nombreux rapports de la part de ceux qui étaient détenus là-bas – et ils semblent être cohérents – mais afin d'avoir votre point de vue, et savoir quels ont été les effets sur vous : comment était la « Dark Prison » ?

BM : Depuis le début, on vous empêche de dormir à moins que... Vous êtes si fatigué que vous ne pouvez plus tenir debout – déjà vous vous dites que vous êtes dans un endroit où vous ne savez plus si vous existez vraiment... Dans les autres prisons où j'ai été détenu, je me disais « quand est-ce que ça va finir ? » Mais dans la « Dark Prison », ce n'était pas « quand est-ce que ça va finir » mais « est-ce que c'est réel ? »

CP : Une des choses les plus dures que j'ai trouvé, personnellement – ayant été moi-même détenu à Bagram – était que je savais que je pouvais arriver à gérer les maltraitances que je subissais – quand on m'a maltraité à Bagram, Kandahar ou à Guantánamo – mais le pire était de voir d'autres personnes maltraitées. Avez-vous vu régulièrement d'autres personnes se faire maltraiter par les soldats usaméricains ?

BM : Je voyais vraiment toutes sortes d'abus et d'humiliations, de traitements dégradants, mais habituellement les Usaméricains le faisaient de sorte à séparer ceux qu'ils préféraient de ceux qu'ils n'aimaient pas.

CP : Ceux qui coopéraient et ceux qui ne coopéraient pas ?

BM : Oui, même dans les systèmes de prisons. Si vous n'étiez pas menacé personnellement de mauvais traitements, vous ne vouliez pas rester debout pour voir les autres se faire maltraiter, parce que vous vous trouviez face aux mauvais traitements subis par les autres et, par exemple, c'est arrivé à Bagram, il y avait cet Afghan qui s'était fait tirer dessus au moins vingt fois, et le type avait... n'était plus qu'un squelette car il ne pouvait plus manger. Et ils l'ont fait sortir de l'hôpital où il était pour le mettre à dans le centre de Bagram – juste pour insuffler la peur à la population de la prison... Les Américains ne se préoccupent pas des blessé – Ils vous trouvent dehors, vous tirent dessus une vingtaine de fois, vous mettent à l'hôpital – vous commencez à remarcher à nouveau, ils vous mettent dans le centre de détention. Le gars ne pouvait littéralement pas... marcher seul, il ne pouvait même pas s'asseoir correctement. Il se trouvait dans la douche, quand on l'a forcé à repartir à l'isolement et l'homme ne pouvait pas marcher, alors il a demandé à s'asseoir. Et ce sont les mêmes gardiens qui hier souriaient et rigolaient avec nous, qui disaient au gars qu'il devait marcher. J'ai essayé d'intervenir – je ne pouvais pas ; les autres frères ont essayé d'intervenir – ils n'ont pas pu. Alors on s'est retrouvé dans cet affrontement où on essayait de leur dire qu'ils ne devaient pas lui faire ça. Et c'est à Bagram, alors ce qui s'est passé est très simple. On s'est retrouvé dans la confrontation et le gars posté sur ce qu'ils appellent la « passerelle », le pont au-dessus de nous qui surveille les douches – allait nous tirer dessus parce que nous essayions de dire aux gardiens de laisser le gars s'asseoir et se reposer pour ensuite retourner dans sa cellule.

CP : Le gardien a tiré sur les prisonniers – il avait armé son fusil ?

BM : Il était prêt à tirer... Il était prêt à ouvrir le feu. Et c'est ce à quoi nous étions confrontés quand nous essayions de résister à l'oppression que nous subissions à l'intérieur du système, c'était impossible.

CP : Je me souviens qu’à Bagram, même prier ensemble, faire l’Adhan (appel à la prière), lire le Coran, étaient considérés comme un crime. Avez-vous connu cette expérience ?

BM :À Bagram, on ne pouvait littéralement pas prier en groupe, ni même deux personnes ensemble. S'ils vous voyaient prier, juste l'un à côté de l'autre, ils vous forçaient à arrêter. Et si vous ne vous arrêtiez pas, on vous mettait à l’isolement et on vous faisait subir toutes sortes de mauvais traitements – vous attacher pendant six ou huit heures par exemple.

CP : Est-ce que vous pensez que les soldats usaméricains faisaient ça parce qu'ils détestent véritablement l'Islam qu'ils ne connaissent pas ou est-ce qu'ils avaient reçu des ordres ?

BM : Je dirais que c'est un mélange. Je veux dire que la plupart d'entre eux, ils le faisaient vraiment parce qu'ils détestaient l'Islam. Et il y en avait quelques-uns qui le faisaient parce qu'ils en avaient reçu l'ordre. L'ignorant, je dirai, représentait un pourcent – il y avait peu de gens ignorants là-bas.

CP : Je pense que l'ignorance engendre la haine, selon mon expérience, la plupart de ces gars, parce qu'ils étaient ignorants, avaient de la haine. Mais s'ils en avaient eu une connaissance correcte, ils auraient eu du respect pour la religion de l'Islam. Mais même l'idée d'une simple normalité, d'une connaissance de base à laquelle on peut s'attendre dans cet endroit – après tout, on se trouvait dans un pays musulman qui gère des prisonniers musulmans – est-ce que vous pensez qu'ils avaient la moindre connaissance de la culture, de la langue et de la religion des gens qu'ils surveillaient ?

BM : Le problème avec les Usaméricains en Afghanistan est qu'ils détestaient les Arabes mais ils détestaient encore plus les Afghans, et ils essayaient de jouer à nous monter les uns contre les autres, et ils essayaient de nous faire haïr les Afghans ou que les Afghans nous haïssent.

CP : Alors c'était diviser pour mieux régner ?

BM : oui, diviser pour mieux régner. Je ne pense pas que les décideurs étaient assez stupides pour ignorer que l'Islam était aussi en Afghanistan. Ceux en bas de l'échelle – les soldats d'infanterie – suivaient simplement les ordres, et au final, ils continueront à suivre les ordres, qu'ils aient ou non une connaissance de l'Islam.

CP : Dans le même ordre d'idée, avez-vous rencontré des soldats là-bas qui vous ont semblé bien, normaux, décents, avec qui vous pourriez avoir une conversation et qui étaient compréhensifs ?

BM : En fait, j'étais en position de parler avec beaucoup d'entre eux car je parlais anglais. A chaque fois qu'ils regardaient leurs dossiers et vérifiaient les profils des gens, ils voyaient que j'avais été aux USA donc ils avaient un sujet de conversation. C'était une sorte de... quelque chose que nous avions en commun et dont ils voulaient parler. Mais généralement, avec le reste des gens, ils ne voulaient tout simplement pas les connaître.

CP : et est-ce que vous pensez que parler anglais était un bienfait à l'époque ou était-ce un bienfait et une malédiction ou juste une malédiction ?

BM : En fait, c'était parfois une bénédiction, parfois une malédiction.

CP : Est-ce que c'est parce que tout le monde veut vous interroger, parce que vous comprenez tous les ordres ?

BM : Oui... Ca marche dans les deux sens : ils comprennent qu'ils ne peuvent pas vous maltraiter autant qu'une personne qui ne parle pas anglais. Ils n'avaient pas peur que quelqu'un qui ne pouvait pas parler anglais rapporte un incident car une personne qui ne parle pas anglais a besoin d'un traducteur et la traduction peut se perdre en cours de route.

CP : À Bagram, j'ai également connu quelqu'un qui était terriblement blessé – on lui avait tiré dans l'oeil et il avait deux énormes blessures ouvertes à l'épaule et au torse. Et cette personne était le jeune garçon, Omar Khadr, qui est le seul Canadien – le seul Occidental – toujours détenu à Guantánamo. Je ne l'ai pas rencontré à Guantánamo mais à Bagram et j'étais... mon coeur saigne pour lui, car c'était un jeune garçon très doux, et même le voir essayer de réciter le Coran me mettait les larmes aux yeux. Avez-vous connu Omar ?

BM : Omar Khadr était ce jeune garçon doux mais quand je l'ai rencontré, c'était un jeune homme, je l'ai rencontré quand nous avons été condamnés – nous nous sommes trouvés dans le même bâtiment.

CP : Vous avez tous les deux été condamnés par les Commissions Militaires ?


Dessin d'audience censuré représentant Binyam et son avocat militaire commis d'office devant la Commission militaire le 6/4/2006 . Janet Hamlin/
AP Photo

BM : Tous les deux, nous avons été condamnés pratiquement en même temps, en 2006 - vers le mois de novembre – et on s'est rencontrés début 2007, de retour dans le Camp 5. Et on a commencé à faire connaissance. Je l'avais déjà vu auparavant – je l'avais rencontré dans l'autre bâtiment mais pas de la même façon, parce que là, nous avons pu aller ensemble en pause.

CP : Pendant la récréation, dans la cour de récréation ?

BM : Ce qu'ils appellent la cour de récréation n'est en fait qu'une petite cage – une cellule de 4m par 4, et on a pris l'habitude de s'asseoir ensemble et de beaucoup discuter.

CP : Alors ils vous laissaient parler et marcher ensemble dans la même cour de récréation ?

BM : En fait, j'avais ma propre cage et il avait la sienne- Il n'y avait pas beaucoup d'interaction possible. Mais, au moins nous pouvions parler plus librement qu'à l'intérieur du bâtiment.

CP : Quelles ont été vos impressions sur Omar Khadr ?

BM : C'était plutôt ridicule de voir ce très jeune garçon condamné par la Commission et représenté comme quelqu'un de diabolique. La réalité est - et c'est là où les Usaméricains se sont trompés – qu’Omar était perçu comme un jeune Musulman opprimé par les Usaméricains, sans véritables raisons sauf qu'il était musulman. Et voilà comment ça se passe, si vous avez connu Omar, vous savez... Je veux dire que c'était juste une personne normale.

CP : Une des personnes que j'ai rencontrée à Bagram et qui était un interrogateur usaméricain, s'est retourné contre l'armée usaméricaine pour ce qu'ils ont fait en Afghanistan et plus tard, en Irak. Il connaissait également Omar Khadr, et je lui ai parlé – Je lui ai téléphoné il y a quelques semaines et il est maintenant un témoin de la défense d’Omar Khadr, parce qu'il était un interrogateur à l'époque, et il a dit qu'il reconnaissait que ce qui se passait là-bas n'était pas bien et qu'il essayait maintenant de faire quelque chose à ce sujet.

BM : Je pense que ça fait longtemps que nous attendons que les gens commencent à prendre leur responsabilité pour les crimes qu'ils ont commis. Bien qu'il y ait des allégations contre nous, que nous soyons condamnés ou non, en tant que criminels, les véritables criminels sont là-bas, à la Maison Blanche ou au Pentagone, ou où qu'ils soient... Les gens doivent maintenant prendre leur responsabilité.

Londres, janvier 2008 : une militante de Brighton porte une pancarte avec la photo de Binyam Mohamed au cours d'une manifestation de solidarité avec les détenus de Guantánamo

CP : Qu'est-ce qui vous a donné, en tant que prisonnier pendant tout ce temps dans les prisons US, la force de même vous dire que vous pouviez survivre ? D'où vous est venue votre force ?

BM : La force est venue d'Allah – Elle ne pouvait venir que de Allah, et si ce n'était pour Allah, nous aurions été complètement perdus.

CP : Certains soldats usaméricains me disaient : si j'étais dans une cellule comme ça, si j'étais emprisonné, je me serais effondré. Et je répondais en disant qu'au moins j'avais cinq choses chaque jour en quoi espérer. Mais ce n'était pas tout à fait comme d'habitude – même ces cinq choses – les cinq prières. Comment avez-vous réussi à accomplir vos prières, les prières de Joumou'a (prière du vendredi), pour les fêtes de l'Aïd, prier en assemblée... Comment arriviez-vous à faire tous cela ?

BM : Malheureusement, je n'ai pas pu faire de prières en groupe dans aucune des prisons où je me suis trouvé.

CP : Pendant sept ans, vous n'avez jamais prié en assemblée, même pour les prières de Joumou'a ?

BM : Non... Je n'ai pas pu... Il n'était pas possible de prier en groupe dans aucun des endroits où j'ai été détenu.

CP : Même pour les prières de Joumou'a et pour les fêtes de l'Aïd ?

BM : Non, pas même pour Joumou'a ni pour l’Aïd. Aucune de ces prières ne pouvait se faire en groupe et le seul endroit où les prières en assemblée étaient autorisées est au Camp 4 mais je n'ai pas été dans le Camp 4.

CP : Dans les bâtiments, il n'est pas possible de prier en congrégation mais les gens prient quand même les uns derrière les autres. En fait, à l'intérieur de chaque bâtiment, il y avait 24 cellules de chaque côté, dans le Camp Delta, soit 48 cellules en tout. La personne qui se trouvait dans la première cellule, qui qu'elle soit, dirigeait la prière. C'est comme cela que ça se passait mais personne ne pouvait physiquement se tenir à côté de quelqu’un d’autre.

BM : Non, on ne pouvait pas se tenir les uns à côté des autres. Selon mon expérience, j'ai été détenu dans le Camp 5 et le camp 6, vous ne pouviez même pas voir la personne qui se trouvait devant vous, il n'y avait qu'un mur.

CP : Ce sont des cellules en béton, c’est seulement dans les cages qu’on pouvait voir les autres personnes.

BM : Et le son était à peine audible, il nous parvenait à travers les fissures des portes. Ce n'est pas comme dans les cages où le son peut voyager. Mais les gens continuaient quand même à faire leurs prières – et à les appeler les prières en congrégation – pour être ensemble, car une des choses que les frères souhaitaient, était être ensemble... Et c'est toujours pratiqué dans le Camp 5 et le Camp 6.

CP : Vous dites que, bien sûr, les frères voulaient être ensemble, et le concept de fraternité là-bas est très important, et particulièrement du fait des circonstances défavorables. Il y a un frère là-bas en particulier, qui est vu par une certaine presse comme une des personnes les plus influentes à Guantánamo. Mais ce frère aurait du être avec vous dans l'avion – ou du moins vous le pensiez- quand vous êtes rentré au Royaume-Uni ? Pouvez-vous me parler de ce frère ?

BM : Ce frère, qui était Shaker Aamer et qui était censé être dans l'avion avec moi, était très influent à Guantánamo. Il a changé beaucoup de choses – beaucoup des maltraitances que les frères subissaient – il les a faites changer.

CP : Et il les a changées en faisant quoi ?

BM : En rassemblant les frères et en fait, en faisant un marché avec les Usaméricains, et en allant vers les Usaméricains – en allant vers les Usaméricains avec une proposition pour les changements qu'il désirait. Et ça fonctionnait bien jusqu'à ce que des interrogateurs se mêlent de ce qui se passait, et Shaker en a été tenu responsable.

CP : Vous parlez des grèves de la faim et des droits qu'il était en train d'essayer d'obtenir pour les prisonniers – pour une meilleure nourriture, pour que le Coran ne soit pas profané, pour que les prisonniers ne soient pas fouillés à corps à chaque fois et ce genre de chose. Est-ce exact ?

BM : Ce sont les choses auxquelles travaillait Shaker et je me trouvais juste à côté de lui, à côté de sa cellule – Il était dans la cellule 17 et j'étais dans la cellule 19 (il n'y avait qu'une cellule entre nous deux) et je savais exactement ce qu'il essayait de faire et nous avons essayé et travaillé à toutes ces choses et nous avions accompli beaucoup – c'était en 2005, à cause d'un interrogateur – il avait battu un des prisonniers pendant un interrogatoire, ce qui avait provoqué une émeute et puis Shaker a été mis en isolement à partir de 2005.

CP : Et il a été séparé complètement de tout le monde et mis dans un des camps d'isolement dans le Camp Echo.

BM : Il a été détenu dans le Camp Echo de 2005 jusqu'à 2008, je crois, jusqu'à ce qu'ils décident de le sortir il y a quelques mois.

CP : Shaker Aamer était un de mes amis le plus proche. Et bien que je ne l'ai jamais vu à Guantánamo ni à Bagram, une des pires choses pour moi était que je savais que nous avions tous les deux eu des fils qui étaient nés pendant que nous étions en détention à Guantánamo. Toute sa famille se trouve en Grande-Bretagne – ils sont tous Anglais – son plus jeune enfant a presque 8 ans et il ne l'a jamais vu. Vous rappelez-vous avoir entendu Shaker parler de sa famille et comment il réussissait à gérer la séparation avec sa famille pendant tout ce temps ?

BM : Quand j'étais avec Shaker, il était surtout préoccupé par les grèves de la faim à Guantánamo. Oui, il parlait de son fils et combien il souhaitait rentrer et être avec son fils, et il était impatient de rentrer au Royaume-Uni pour voir sa famille et vivre avec elle. Et, je pense qu'en 2005, il croyait qu'il allait rentrer – je veux dire qu'il espérait qu'un jour viendrait où il reviendrait au Royaume-Uni et retrouverait sa famille.

CP : Shaker n'est toujours pas rentré, mais on vous a fait croire qu'il serait dans l'avion avec vous ?

BM : J'ai parlé aux officiers du service diplomatique et du Commonwealth dans l'avion au sujet de Shaker et ils m'ont dit qu'il aurait du être dans l'avion avec moi, le Royaume-Uni avait demandé sa libération auprès des USA. Mais le seul problème était que les USA refusaient de relâcher Shaker au Royaume-Uni.

CP : Ils refusent sa libération – de façon ironique, non pas parce qu'il allait être condamné par les commissions militaires ou quelque chose de ce genre, mais parce qu'il était une personne influente.

BM : Je dirais que les Usaméricains tentent de le faire taire le plus possible. Ce n'est pas parce qu'il a des informations mais les Usaméricains ne veulent pas que le monde sache ce qui s'est passé en 2005 et 2006 – les grèves de la faim et tous les événements qui ont eu lieu, les trois frères qui sont morts – Il est probable et évident que Shaker n'a pas ces informations mais les Usaméricains pensent qu'il en a certaines et ils n'aiment pas que ce genre d'informations paraissent. Et c'est pourquoi ils essayent de repousser sa libération. J'étais dans la même situation : en 2007, je devais être relâché avec trois autres résidents mais comme j'étais sous surveillance usaméricaine à ce moment-là – à cause des grèves de la faim en 2005, et des morts... Ils ont décidé de reporter ma libération.

CP : Vous avez beaucoup parlé des grèves de la faim. Pour ma part, j'ai été en Irlande du Nord plusieurs fois et j'ai parlé avec beaucoup d'anciens prisonniers irlandais et j'ai parlé avec beaucoup de ces grévistes de la faim et j'ai même rencontré ceux qui étaient avec Bobby Sands avant qu'il meure. Pensez-vous vraiment que la grève de la faim peut faire changer quelque chose ?

BM : En 2005, ça a effectivement changé quelque chose, ça a tout changé. Les Usaméricains sont venus et ont dit qu'ils allaient mettre en place des lois, car à Guantánamo avant 2005, il n'y avait aucune loi, il n'y avait pas de règlement non plus. Le colonel disait « Je fais ce que je veux » mais après la grève de la faim – la grande grève de la faim de 2005 – ils ont, en fait, commencé à mettre en place quelques règles que nous connaissions – non pas que nous les appréciions mais c’était mieux que rien.

CP : Vous n'étiez pas – aucun de nous ne l'était – traité comme des prisonniers de guerre, mais pensez-vous, que si vous aviez été traité en tant que tel, il y aurait eu moins de problèmes entre les prisonniers et l'administration ?

BM : eh bien, si on examine les choses... Par exemple, dans le Camp 4 où il y avait un grand nombre de gens, il n'y a jamais eu de problèmes entre les prisonniers et l'administration, ou les gardiens. Même si le Camp 4 n'est pas un camp de prisonniers de guerre mais il n'y a jamais eu de problème. Mais les isolements et la ségrégation que les usaméricains ne veulent pas admettre – comme dans le Camp 5 et Camp 6 -, c'est là où se trouvaient tous les problèmes.

CP : Quand vous dites ségrégation, qu'est ce que vous voulez dire ?

BM : La ségrégation, selon la lecture que j'en ai, est le fait d'être isolé dans une cellule et quand vous êtes dans votre propre cellule, vous êtes séparé de l'autre personne. La ségrégation à l'usaméricaine est quand on vous sépare du public (de la population) et que vous ne pouvez pas voir d'autres personnes, mais ils ne considèrent ni le Camp 5 ni le Camp 6 comme des camps de ségrégation.

CP : Ce qui veut dire que vous vous trouvez en fait isolé dans des cellules, où vous ne pouvez ni voir ni communiquer avec d'autres personnes ?

BM : Oui, c'est exactement ce qui se passe dans les Camps 5 et 6.

CP : Et pensez-vous qu'il y ait eu beaucoup de changements depuis l'arrivée au pouvoir de Barack Obama et quel était le sentiment à Guantánamo quand cela s'est produit ?

BM : Quand l'administration a changé, Guantánamo n'a pas changé, en aucune façon – les prisonniers ne s'en souciaient même pas – ils n'étaient ni contrariés ni non plus contents – ils ne s'en souciaient pas vraiment parce que vous ne comptez pas sur l'administration et parce que vous ne comptez pas l'administration pour arriver et changer l'oppression. Notre foi est dans Allah et Allah est celui qui va faire changer cette oppression – pas une nouvelle administration. Donc les gens à Guantánamo s'en moquaient – il n'y avait aucune émotion liée au nouveau gouvernement. Du côté de l'administration à Guantánamo, ils ont commencé à être plus oppressifs : ils ont commencé à mettre en place des règles, des règles dégradantes qui ont poussé la plupart d'entre nous à faire les grèves de la faim. Et si vous regardez les chiffres avant que la nouvelle administration ne prenne le pouvoir, il n'y avait que 10 à 20 personnes qui faisaient la grève de la faim, et juste après l'arrivée de la nouvelle administration, les chiffres sont montés jusqu'à une quarantaine de personnes nourries par perfusions et environ une centaine en grève de la faim.

CP : Voulez-vous dire qu'on les alimentait de force, qu'on les attachait et qu'on leur plaçait, contre leur volonté, un tube dans le nez et qu'on les alimentait par ces sondes nasales ?

BM : Oui, c'est exactement ce qui se passe à Guantánamo.

CP : Et donc vous dites que les grèves de la faim – maintenant alors que nous parlons ou quand vous êtes parti – avaient toujours lieu ?

BM : J'avais le numéro 41 pour l'alimentation sous perfusion et après moi, il y en avait encore trois qui étaient inscrits – et ceci juste pour le Camp 5. Alors, aujourd'hui, je dirais que, à moins que l'administration ait fait un marché avec les grévistes de la faim, je dirais que leur nombre est autour d'une cinquantaine maintenant.

CP : Même maintenant, alors qu’Obama a dit qu'il fermerait Guantánamo, il a même dit la semaine dernière, qu'il n'appellerait plus les prisonniers des « combattants illégaux », malgré tout ça, vous pensez que les gens font toujours la grève de la faim ?

BM : L'administration dit beaucoup de choses là-bas mais ils ne contrôlent pas Guantánamo – Guantánamo est contrôlé par la JFT (Joint Task Force) et le JDG (Joint Defense Group) et ce sont eux qui font la loi à Guantánamo et la façon dont ils l'a font régner est... Quand j'étais là-bas, il n'y avait aucun changement – Ça va juste empirer, c'est comme ça.

CP : Que pensez-vous qu'il va arriver, qu'il devrait arriver aux prisonniers qui sont toujours là-bas ?

BM : J'ai entendu dire que cette nouvelle administration allait fermer Guantánamo dans un an – ça ne prend pas une année pour libérer des gens, ça ne prend pas une année pour fermer un lieu. Si cette administration essayait vraiment de réparer les torts, tout ce qu'elle a à faire est d'ouvrir une porte et de laisser les gens sortir.

CP : La majorité des gens toujours en détention sont yéménites. Pensez-vous qu'il y a quelque chose de particulier concernant les Yéménites qui empêchent les Usaméricains de les relâcher ?

BM : Je pense que les Usaméricains attendent, ils font pression sur le Yémen et la politique là-bas est d'empêcher la libération des Yéménites, et voilà comment la politique interfère avec la justice alors que ça devrait être la justice avant la politique mais dans le monde où nous sommes aujourd'hui, ça ne se passe pas comme ça.

CP : Beaucoup de gens qui ont été affectés par la « guerre contre le terrorisme » et bien sûr les gens détenus à Guantánamo sont exclusivement musulmans. Quel est le devoir, selon vous, des gens du monde musulman en particulier , envers ceux détenus à Guantánamo et dans les centres de détention secrets ?

BM : Qu'ils ne les oublient pas dans leurs prières et qu'ils les soutiennent de toutes les manières possibles.

CP : Il y a beaucoup de gens qui penseraient que tout cet épisode – pour vous, pour moi, pour ceux détenus à Guantánamo - est trop lourd à supporter pour une seule personne et qu'après ce genre d'expérience, on devrait juste rentrer chez soi, baisser la tête et ne pas s'investir dans quelque chose, ne pas lutter pour les droits des autres prisonniers. Quelle réponse leur donneriez-vous ?

BM : Ces sept ans m'ont beaucoup appris – J'ai appris des choses que je ne soupçonnais pas, des choses que je n'aurais pu apprendre qu'à travers cette expérience. Baisser la tête par peur ne devrait pas être une excuse pour ne pas faire son devoir. Il y a de l'oppression là-bas – nous devons tenir tête à ça.

CP : Malgré ce que beaucoup de gens pensent sur les choses terribles qui se sont passées à Guantánamo, il y a des choses qui ressortent, beaucoup de choses que j'ai vues sont apparues que je n'aurais jamais imaginées. De nombreux prisonniers – moi y compris- ont mémorisé une grande partie du Coran à Guantánamo et à Bagram ou autres. Quel est le pourcentage aujourd'hui, selon vous, des gens qui ont presque mémorisé entièrement le Coran, à Guantánamo ?

BM : Je dirais qu'ils sont autour de 90% à avoir mémorisé le Coran et même les 10 % restant l'ont mémorisé mais ils peuvent l'oublier car la situation dans laquelle ils se trouvent à Guantánamo est si difficile qu'il n'est pas facile de rester soi-même.

CP : Il y avait une période où le Coran était enlevé des cellules et profané et jeté par terre, et certains prisonniers ont décidé qu'ils ne voulaient plus le Coran dans leur cellule. Comment ces prisonniers ont-ils pu continuer à avancer dans leur connaissance du Coran ?

BM : C'est étonnant : même si la plupart du temps, je n'avais pas le Coran avec moi, ce que je faisais est que je demandais à une personne qui avait mémorisé le Coran de me réciter un verset et je le mémorisais à mon tour puis je me le répétais toute la journée. Et c'est vraiment étonnant – vous pensez peut-être que c'est gaspiller son temps – mais à la fin de l'année, vous réalisiez que vous aviez mémorisé presque la moitié du Coran, de cette manière.

Binyam à son retour à Londres le 23/2/2009. Photo Lewis Whyld /AP

CP : En fait, c'est de cette façon que le Coran a été révélé au Prophète (Salla Allahu Alayhi wasallam – Paix soit avec lui) et c'est comme ça qu'il a été distribué au Sahaabah (ses compagnons, qu'Allah soit satisfait) – Le prophète (Salla Allahu Alayhi wasallam) était an-Nabi al-Ummi (le Prophète de la communauté) – il ne savait ni lire ni écrire et c'était donc fait à l'aide du bouche à oreille et en fait, si ça ne s'était pas fait pour tous les huffaadh (les gens qui mémorisent) du Coran, qui se faisaient tuer dans les premières batailles, le Coran n'aurait jamais été mis sous forme de livre, ça paraît donc fascinant que des gens soient revenus à la première forme d'apprentissage du Coran. Est-ce que ça se déroulait de la même façon pour ce qui est des sciences islamiques et d'autres sciences générales, est-ce que les gens en parlaient entre eux ou était-ce juste le Coran que les gens s'apprenaient les uns aux autres ?

BM : Les gens faisaient cette même chose avec le Hadith (rapports sur le Prophète Salla Allahu Alayhi wasallam), toutes les connaissances étaient présentes là-bas. Et principalement à Guantánamo, l'échange de connaissances se faisait de bouche à oreille – Il n'y avait aucun écrit.

CP : Une des choses qui se produit pour les prisonniers condamnés, en fait, même pour les pires prisonniers condamnés dans le monde, est qu'ils peuvent étudier et obtenir un doctorat, le bac, une licence... Aviez-vous accès à cela, même si vous n'avez pas été reconnu coupable d'un crime ?

BM : J'avais accès à un doctorat en torture et maltraitances et j'ai été diplômé à Guantánamo avec un doctorat dans ces matières... C'est tout ce que nous avions.

CP : Vous êtes maintenant un homme libre, du moins relativement libre – relativement libre car vous êtes encore sous conditions. Quels sont vos espoirs pour l'avenir – que souhaitez-vous qu'il arrive – dans votre situation propre et dans la situation des prisonniers toujours détenus là-bas ?

BM : J'espère que mon cas sera résolu, par le ministère de l'intérieur ou par le ministère des Affaires étrangères, et pour les prisonniers, je voudrais voir la justice et pas la propagande. La libération de tous les prisonniers de Guantánamo et des autres prisons.

CP : Nous – tous les anciens détenus dans la Baie de Guantánamo, ou la plupart d'entre nous- avons accusé le gouvernement britannique de complicité dans notre torture. Pensez-vous que le gouvernement britannique ou les services de renseignements devraient s'expliquer ou devraient-ils simplement s'excuser point barre ?

BM : Je dirais qu'ils doivent faire beaucoup plus que de s'excuser – s'excuser n'est pas suffisant – ou alors peut-être s'excuser et changer leur politique.

CP : Une information qui vient de sortir, il y a juste une quinzaine de jours, est qu'il y a des allégations contre les services secrets britanniques, de torture sur des citoyens britanniques dans des pays aussi différents que l'Égypte, le Pakistan, le Bangladesh, le Maroc dans votre cas – l'Afghanistan et le Pakistan pour mon cas – Je pense que le problème est bien plus important qu'ils ne veulent l'admettre. Pensez-vous qu'ils vont finir par l'admettre à un moment donné ?

BM : Je pense que le gouvernement britannique admettra beaucoup de choses, peut-être plus tard, au contraire des Usaméricains... Je crois que les Britanniques sont plus intelligents que les Usaméricains concernant ce genre de choses.

CP : Jazak Allah khair (Puisse Allah te récompenser,) Binyam Mohamed : Puisse Allah accepter toutes vos luttes pendant toutes ces années et les transformer en votre faveur le jour du jugement. Baarak Allah fik (Qu'Allah te bénisse)

BM : Wa iyyakum (vous aussi).





Moazzam Begg, né en 1968 à Birmingham, Grande-Bretagne, dans une famille pakistanaise, est porte-parole de Cageprisoners. Il a été arrêté au Pakistan après le 11 septembre et a été détenu 11 mois à Kandahar et Bagram puis 3 ans à Guantanamo, dont il a été libéré en janvier 2005.

Depuis son retour en Grande-Bretagne, il déploie une activité inlassable en faveur du droit des personnes victimes de la "guerre au terrorisme", donnant des conférences et conseillant des organisations comme Amnesty International et Reprieve.

Il a publié un remarquable livre de témoignage, co-écrit avec la journaliste Victoria Britain, Combatant: My Imprisonment at Guantanamo, Bagram and Kandahar

Il est l'un des protagonistes du film de docu-fiction Road to Guantanamo de Michael Winterbottom.

Nous publions ci-dessous un portrait de lui par Paul Rodgers, du quotidien The Independent.
Le livre de Moazzam Begg



Moazzam Begg: “Il faudra bien finir par négocier avec Al Qaïda”
AUTEUR: Paul RODGERS
Traduit par Fausto Giudice
Il a passé 3 ans à Guantánamo comme « combattant ennemi » ; il a vu des compagnons se faire assassiner. Mais il ne recherche pas la vengeance.
Ils se sont présentés chez lui à minuit –c’est classique - mais ce n'était pas une banale descente de police. Les hommes armés qui se tenaient sur le palier de Moazzam Begg ne portaient pas d'uniforme. Sans un mot, ils ont jeté à terre le travailleur humanitaire britannique et lui ont attaché les bras et les jambes dans le dos. Avant qu'ils ne lui mettent une cagoule sur la tête, il a pu voir certains d'entre eux se diriger vers les chambres où dormaient sa femme et ses enfants. D’autres hommes l’ont chargé à l'arrière d'une Jeep. Pendant qu’elle filait dans les rues d’Islambad, quelqu’un a soulevé sa cagoule juste assez pour qu’il puisse voir un Américain brandissant une paire de menottes : « Je les ai eues de la veuve d’une victime du 11/9 », a-t-il dit hargneusement avant de les refermer sur les poignets déjà entravés du prisonnier.C'est ainsi qu'ont commencé les trois années de Begg dans la peau d'un « combattant ennemi » de « la guerre contre le terrorisme ». Son ordalie a été ponctuée de menaces, de coups, d'isolement, d’humiliations, de dégradations et de conseils par un psychiatre militaire US sur la meilleure manière de se suicider. Il a vu deux de ses compagnons de détention se faire tuer par des gardiens. On lui a dit qu'on l'avait envoyé en Égypte pour pouvoir le torturer, et on lui a fait croire que la femme qui hurlait de douleur dans la pièce à côté était la sienne. Ce genre de traitement pourrait transformer le plus modéré des individus en extrémiste. Je m'attendais à rencontrer un homme crachant du venin, débordant de colère justifiée et de ressentiment. Mais Begg, qui me reçoit dans le salon de sa maison jumelée à Birmingham, est surtout stupéfait qu'on ait pu le prendre pour un terroriste. « Je n'admets pas l'usage de la violence et le massacre de civils innocents », déclare-t-il avec emphase. Loin de chercher à se venger, il a réfléchi à un plan de paix inédit qui pourrait sauver les vies de centaines de soldats américains et britanniques. Depuis qu'il a été libéré en 2005, Begg travaille pour
Cageprisoners, une organisation qui lutte pour la libération des prisonniers de Guantánamo et des plus de 70 détenus « disparus » dans camps « fantômes » US. « L’Amérique nie les détenir », dit-il. « Il leur arrive pourtant d'annoncer qu'une personne qu’ils ont toujours prétendu ne pas détenir, et qui a disparu depuis cinq ans, a été envoyée à Guantanamo. » Begg travaille également en étroite collaboration avec Amnesty International et vient de participer au lancement par l'organisation de deux campagnes de mobilisation, dont l’une, la semaine Protégeons les humains, commence le 13 octobre « Je prends souvent la parole dans des lieux où je suis le seul à avoir la peau foncée », raconte-t-il. « Toutes les fois où j'ai pensé que j'allais me heurter à un public hostile, je me suis trompé. Cela me donne de l'espoir. » Il soutient aussi la campagne Désabonnez-vous qui démarre mardi : une tentative de mobiliser les internautes pour qu’ils sortent de la « guerre contre le terrorisme » de la même manière qu’on se désabonne d’une liste de diffusion.
Je suis intrigué de voir qu’un Musulman qui a tant souffert entre les mains de l’Occident ait pu devenir un champion de ses idéaux les plus chers – les droits civiques et le règne de la loi. Mais Begg ne voit là aucune contradiction. De tels principes étaient contenus dans le Coran des siècles avant que le Roi Jean signe la Magna Carta. « L’équivalent de l’habeas corpus est décrit dans des versets du Coran qui parlent des droits des individus à avoir des témoins et des preuves. » Il a rencontré Martin McGuinness, ancien commandant de l'IRA (Armée républicaine irlandaise) et aujourd'hui vice-Premier ministre d'Irlande du Nord, et cela lui a donné des idées : il veut écrire un livre pour expliquer comment on pourrait mettre fin de façon pacifique à cette « guerre contre le terrorisme ». Selon lui, le temps est venu pour les gouvernements et les terroristes de commencer à se parler. « C'est la seule voie possible », affirme-t-il. Pour appuyer ses propos, il cite un passage du discours du ministre de la Défense britannique, Des Browne, lors du congrès du Parti travailliste, en septembre dernier : « À un moment ou un autre, il faudra bien que les Taliban soient impliqués dans le processus de paix en Afghanistan parce qu'ils ne vont pas quitter le pays. » « C'est peut-être difficile à admettre, mais c'est la réalité », commente Begg. « Les Taliban ne sont pas des Martiens. » À première vue, l'idée que George Bush et Oussama Ben Laden puissent un jour s'asseoir à la même table semble grotesque. Mais on en disait autant de McGuinness et de Paisley : « Il ne s’agit pas simplement d’Oussama Ben Laden », dit Begg. « Il y a beaucoup d’autres gens auxquels ils auraient pu et du parler et dans certains cas, même s’ils le nient, auxquels ils ont parlé. »Si le discours de la "guerre contre le terrorisme" se décline en noir et blanc, Begg voit plutôt les choses en gris. « Pour eux, soit on est avec Ben Laden, soit on est avec Bush, précise-t-il. Mais moi, comme la majorité des gens, je suis entre les deux. » S'il n'est pas un terroriste, il admet avoir pensé à s'engager comme combattant dans forces bosniaques au début des années 1990. « Je crois que les gens ont le droit de résister à l'occupation en Afghanistan et en Irak », poursuit-il. Pour beaucoup de Britanniques et d'Américains, cela suffit à faire de lui « l'un des leurs », et non « l'un des nôtres ». Mais cela ne fait pas de lui un combattant, ni un terroriste ni un membre d'Al Qaïda.
Un autre reproche que lui font beaucoup de gens, c’est qu’il a installé sa jeune famille à Kaboul pour monter une école de filles à l’apogée du pouvoir Taliban. Begg apprécie les tentatives des Taliban pour reconstruire l’Afghanistan après des décennies de guerre mais il ajoute : « Je ne pense pas qu’ils avaient la moindre idée sur la manière de gouverner le pays. Je les ai vus faire des choses qui retournaient complètement la population contre eux. »
Sa capacité à faire la part du bon et du mauvais dans un monde polarise s’applique aussi à ses geôliers américains : « Je serais heureux de qualifier certains d’entre eux d’amis », dit-il. Une femme soldat lui a donné des confiseries lorsqu’elle a découvert que les prisonniers n’avaient pas eu de nourriture le jour de l’Aïd El Fitr, la fête de la fin du Ramadan. Une telle fraternisation avec l’ennemi est un crime grave selon le code militaire US. Un autre, un vetééran du Vietnam originaire du Sud profond, dont certains camarades avaient été tortures, était dégoûté de voir son pays tomber dans les mêmes travers.Peut-être sa perspective équilibrée lui vient-elle de son éducation œcuménique. Fils d’un banquier devenu homme d’affaires, Begg a fréquenté une école primaire juive. Plus tard, son père a été lié à une femme britannique qui lui a fait découvrir Noël. À 14 ans, il était dans une bande qui se battait contre de skinheads racistes. Ce n’est qu’à la fin de son adolescence qu’il a redécouvert la religion qui allait l’inspirer, et lui causer tant de misères.


Azmat, le père de Moazzam, s'est battu sans relâche dès le premier jour pour sa libération.

Après sa capture, Begg a été conduit d’ Islamabad à Kandahar, traîné (littéralement, NdT) dans la boue, fouillé à nu et jeté dans une « cellule » faite de barbelés et pourvue en tout et pour tout d’une couverture et d’un seau. La cellule se trouvait à l’intérieur d’une écurie reconvertie avec un éclairage et un son bruyant 24 heures sur 24. Dépouillé de son identité, il ne lui restait plus qu’un numéro : le 558.
De là il a été amené dans une ancienne usine russe à la base aérienne de Bagram, où un garde lui a donné un exemplaire du livre Catch-22, portant un tampon : « Approuvé par les Forces US ». C’était un cadeau tout indiqué : comme le héros de Joseph Heller, Yossarian, Begg se trouvait face à un dilemme. Les Américains arguaient que s’il était coupable d’avoir aidé Al Qaïda, sa place était en prison; pour ses geôliers, le simple fait qu’il était détenu signifiait qu’il devait donc être coupable d’avoir aidé Al Qaïda.
Begg a accueilli avec plaisir la nouvelle qu’il allait être emmené à Guantánamo. « Les gens disaient que là-bas, on aurait des repas chauds » Plus important, disaient-ils, vous aurez des avocats. Cela a pris encore vingt mois, mais grâce à ces avocats, Begg – qui avait été désigné pour être le premier à comparaître devant les tribunaux bidon du camp – a au lieu de cela été le premier à être remis en liberté.
Si cet homme est un terroriste, il le cache bien. Et ceux qui croient encore au raisonnement à la Catch-22 ont eu beaucoup de mal à prouver leurs allégations. La vie de Begg a été disséquée sans qu’aucune preuve ait pu être produite à sa charge.
Prenez par exemple cette photocopie d’un ordre de transfert d’argent – qui aurait été trouvée dans un camp d’Al Qaïda en Afghanistan – qui est censée avoir déclenché son kidnapping. Ni Begg et ses avocats ni aucun tribunal n’a vu ce document. Il est censé établir un transfert entre filiales d’une même banque à Londres et Karachi, mais le numéro de compte, la date et le montant sont secrets. Et personne n’a pu fournir une explication plausible de la raison pour laquelle elle se serait retrouvée dans un camp en Afghanistan. Begg : “Là-bas, il n’y avait pas de banques.”
L’exemple le plus pernicieux des allégations à la Catch-22 est le fait qu’il a été arrêté dans le cadre des lois anti-terroristes britanniques lors d’une descente dans sa librairie à Birmingham en 2000. Il avait alors été relâché sans inculpation. Aux yeux de ceux qui le critiquent, cela implique que les services de renseignement le soupçonnaient déjà, ce qui donnerait du poids aux allégations qu’i l’ont fait échouer à Guantánamo. Une interprétation plus simple est que les persécutions contre lui avaient déjà commencé dans son pays, la Grande-Bretagne.