jeudi 1 février 2007

L’Amérique m'a kidnappé

La politique US de “transferts extraordinaires” a un visage humain, et c'est le mien Par Khaled El Masri, Los Angeles Times, 19 décembre 2005
KHALED EL-MASRI, citoyen allemand, né au Liban, était vendeur de voitures avant son enlèvement en décembre 2003.


Je ne suis pas encore remis d'une expérience complètement hors des limites du tolérable, hors des limites de n'importe quel cadre légal, inadmissible dans n'importe quelle société civilisée. J'ai foi dans le système de justice US, c'est pourquoi j'ai déposé une plainte la semaine dernière contre George Tenet, l'ex-directeur de la CIA. Ce qui m'est arrivé ne doit plus jamais se produire.

Je suis né au Koweit et j'ai grandi au Liban. En 1985, alors que le Liban était déchiré par la guerre civile, j'ai fui vers l'Allemagne en quête d'une vie meilleure. Je suis devenu un citoyen de ce pays où j'ai fondé ma famille. J'ai cinq enfants.Le 31 décembre 2003, j'ai voyagé par bus d'Allemagne pour la Macédoine. A notre arrivée, mon cauchemar a commencé. Des agents aacédoniens ont confiqué mon passeport et m'ont gardé en détention pendant 23 jours. Tout contact m'était interdit, même avec mon épouse.

Ensuite on m'a forcé à enregistrer une vidéo où je déclarais avoir été bien traité. Puis on m'a menotté, bandé les yeux et emmené dans un bâtiment où j'ai été durement frappé. Mes vêtements ont été découpés à l'aide d'une lame ou de ciseaux et mes sous-vêtements arrachés. On m'a jeté à terre, les mains maintenues en arrière et une botte faisant pression sur mon dos. J'étais humilié. Parfois ils ôtaient mon bandeau, et je pouvais voir des hommes habillés en noir et portant des lunettes de ski noires. J'ignorais leur nationalité. Ils m'ont placé sur un matelas, enchaîné les poignets et les chevilles, mis un cache-oreilles, un bandeau aux yeux et une cagoule. On m'a jeté dans un avion, mains et jambes écartées et solidement arrimées au sol. J'ai senti qu'on me faisait deux injections puis j'ai pratiquement perdu conscience. J'ai senti l'avion décoller, atterrir puis décoller à nouveau.

J'ai appris plus tard qu'on m'avait emmené en Afghanistan.

Dans ce pays on m'a encore frappé et placé dans une petite cellule froide en béton. J'avais très soif, mais il n'y avait qu'une bouteille d'eau croupie dans la cellule. L'eau fraîche m'était refusée.Cette première nuit on m'a emmené dans la salle d'interrogatoire où j'ai vu un homme portant les mêmes vêtements noirs et les mêmes lunettes de ski que précédemment. Ils m'ont déshabillé et photographié, prélevé des échantillons de sang et d'urine. On m'a replacé dans la cellule où je suis resté à l'isolement pendant plus de quatre mois.La nuit suivante, les interrogatoires ont commencé. Ils m'ont demandé si je savais pourquoi on m'avait arrêté. J'ai répondu que non. Ils m'ont dit que j'étais à présent dans un pays sans lois et demandé si je comprenais ce que cela signifiait. Ils m'ont souvent demandé si je connaissais les hommes qui étaient responsables des attentats du 11 septembre, si j'avais séjourné dans des camps d'entraînement en Afghanistan, quels étaient mes liens avec certaines personnes à Ulm, la ville où je vis en Allemagne. J'ai dit la vérité : que je n'avais aucune relation avec aucun terroriste, que je n'étais jamais venu en Afghanistan et que je n'avais jamais été impliqué dans aucune forme d'extrémisme.

J'ai demandé maintes fois à rencontrer un représentant des autorités allemandes, ou un avocat, ou encore d'être traduit en justice. À chaque fois mes demandes étaient ignorées.

Au désespoir, j'ai entamé une grève de la faim. Après 27 jours sans nourriture, on m'a emmené pour rencontrer deux Américains - le directeur de la prison et un autre homme qu'ils appelaient "le Boss". Je les ai suppliés de me relâcher ou de me traduire en justice, mais le directeur de la prison m'a répondu qu'il ne pouvait me libérer sans l'autorisation de Washington. Il a également dit qu'il pensait que je n'aurais pas dû me retrouver en prison.

Après 37 jours sans nourriture, on m'a traîné jusqu'à la salle d'interrogatoire où on m'a intubé de force pour me nourrir. J'ai été très très mal, endurant les pires souffrances de ma vie.

Trois mois plus tard, on m'a emmené voir un Américain qui disait revenir de Washington et m'a promis que je serais rapidement libéré. J'ai aussi reçu la visite de quelqu'un qui parlait allemand et m'a expliqué que je serai autorisé à rentrer chez moi mais m'a averti que je ne devrais jamais parler de ce qui s'était passé car les Américains tenaient à garder cette affaire secrète.

Le 28 mai 2004, près de cinq mois après mon enlèvement, on m'a bandé les yeux, menotté et enchaîné à un siège d'avion. On m'a dit que j'atterrirai dans un pays autre que l'Allemagne parce que les USA ne voulaient pas laisser de trace de leur implication, mais que je pourrais en fin de compte rentrer en Allemagne.

Après l'atterrissage on m'a emmené en voiture dans des montagnes, les yeux toujours bandés. Mes ravisseurs ont ôté mes menottes et mon bandeau puis ordonné d'avancer sur un sentier sombre et désert sans regarder derrière moi. J'avais peur qu'on me tire dans le dos.

A un tournant j'ai rencontré trois hommes qui m'ont demandé le pourquoi de ma présence illégale en Albanie. Ils m'ont conduit à l'aéroport où j'ai acheté un billet pour l'Allemagne (mon portefeuille m'avait été restitué). C'est seulement après le décollage que j'ai vraiment cru à mon retour à la maison. J 'avais les cheveux longs, ma barbe avait poussé et j'avais perdu 30 kilos. Ma femme et les enfants étaient partis au Liban, ils croyaient que je les avais abandonnés. Heureusement, nous sommes désormais tous ensemble en Allemagne. J'ignore toujours ce qui m'est arrivé. On m'a dit que la Secrétaire d'Etat US, Condoleezza Rice, avait confirmé lors d'une rencontre avec la Chancelière allemande que mon affaire était une "erreur" - mais aussi que des officiels US ont démenti plus tard qu'elle ait tenu ces propos. Je n'étais pas présent à cette rencontre. Aucun membre du gouvernement US ne m'a jamais contacté pour me donner une explication ou s'excuser des souffrances qu'ils m'ont infligées.Mme Rice a déclaré publiquement, au cours d'une discussion sur mon affaire, que "n'importe quelle politique peut déboucher parfois sur des erreurs." Mais c'est précisément pourquoi le “transfert extraordinaire” ("Extraordinary Rendition") est si dangereux.

Si ceux qui m'interrogeaient m'ont dit clairement qu'on m'avait emmené dans un pays sans lois, c'est que le but premier du transfert extraordinaire est de soustraire les personnes à la protection de la loi.

J'ai supplié maintes fois mes ravisseurs de me déférer devant un tribunal, où je pourrais expliquer à un juge qu'une erreur avait été commise. A chaque fois ils ont refusé. Ainsi, une "erreur" qui aurait pu être rapidement corrigée a conduit à plusieurs mois d'un traitement cruel et de souffrances dépourvues de sens, pour ma famille et moi-même.

Mes ravisseurs ne voulaient pas me traduire en justice, alors, la semaine dernière c'est moi qui les ai traduits en justice. Avec l'aide de l' American Civil Liberties Union, j'ai déposé une plainte contre le gouvernement US parce que j'ai la certitude que ce qui m'est arrivé était illégal et ne devrait pas arriver à d'autres. Et je suis certain que le peuple US, quand il connaîtra mon histoire, sera d'accord avec moi.
Traduit par MB pour quibla.net.
Source : http://quibla.net/guantanamo/guanta55.htm#d
Deutsche Fassung
Die amerikanische Politik der „ausserordentlichen Überstellungen“ hat eine menschliche Form und zwar meine

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