samedi 15 janvier 2005

Ce qu’ils entendent par “torture light” - À propos du troisième anniversaire du camp de Guantanamo

Collectif guantanamo, janvier 2005

« La possibilité, pour le pouvoir exécutif, de jeter un homme en prison sans formuler aucune charge reconnue par la loi contre lui, et notamment de lui refuser le jugement par ses pairs, est odieuse au plus haut degré et elle est le fondement de tout gouvernement totalitaire, qu’il soit nazi ou communiste. »
Winston Churchill

« Aucune circonstance exceptionnelle que ce soit, ni un état ou une menace de guerre, ni une instabilité politique interne ni aucune autre urgence publique, ne peut être invoquée pour justifier la torture. »
Convention des Nations unies contre la torture, Article 2, Section 2
À guantanamo, on n’utilise pas la gégène pour infliger des secousses électriques aux détenus, comme on le fait un peu partout dans le monde, comme on le faisait (et le fait encore) en Algérie, on ne pratique pas la “falaka” comme en Grèce, en Turquie, en Tunisie et ailleurs, on ne fait pas s’asseoir les détenus sur des bouteilles brisées. Non, rien de tout cela.
À guantanamo, on pratique la “torture light” et les médias anglo-US utilisent généralement à ce sujet l’expression “allégations d’abus”. Mais le but des tortures infligées aux détenus de guantanamo - comme celles infligées aux détenus d’Abou Ghraïb, est le même : briser les hommes emprisonnés, casser définitivement leur résistance et leur volonté de vivre.
La torture est une arme de guerre contre les combattants qui n’entrent pas dans la logique bureaucratique et civilisatrice de la machine de guerre impériale. Contre les combattants et tous ceux qui sont suspects de l’être. Oh bien sûr, cela n’est jamais affirmé. Officiellement, il s’agit d’extraire des “informations vitales” visant à empêcher que de nouveaux actes terroristes soient commis. Cet argument est uniquement pour la galerie, car même un enfant peut comprendre qu’un homme détenu au secret depuis 3 ans ne pourra plus jamais fournir des informations exploitables. Mais il pourra être forcé à inventer des projets et complots, à “avouer” des crimes imaginaires. Et ainsi la torture s’en trouvera justifiée.
Les formes de torture recensées à guantanamo, comme celles révélées à Abou Ghraïb, visent à “attendrir” ou “préparer” les “clients” avant leurs interrogatoires. Les US ont donc innové dans le domaine de la culture carcérale, en instaurant une collaboration étroite et une complémentarité entre le personnel chargé du gardiennage (policiers militaires, souvent anciens gardiens de prison dans le civil et membres de la Garde nationale) et le personnel chargé des interrogatoires (CIA, FBI, services de renseignement militaires US et de certains pays d’origine des détenus, et enfin personnel civil appartenant à des entreprises privées ayant conclu des contrats de sous-traitance avec le Pentagone).
Une des bibles utilisées par les tortionnaires a été un livre d’un obscur professeur yankee sur la psychologie musulmane, où ils ont puisé des idées sur la meilleure manière d’humilier et de tenter de briser des résistants -ou supposés tels - musulmans. Ce qui a conduit à certaines innovations, parfois inspirées des méthodes pratiquées par les Israéliens. Ainsi, des témoignages de prisonnières palestiniennes font état de viols, dûment filmés et photographiés. Lorsque les victimes sont remises en liberté, les tortionnaires leur disent simplement : « Si tu parles, on envoie les vidéos ou les photos à ta famille. »
À guantanamo, on n’a pas été jusque-là. mais on pratiqué des “traitements” tout aussi pervers. Deux exemples :
-> un détenu est déshabillé, enveloppé dans un grand drapeau israélien, enchaîné au sol et soumis pendant des heures à des lumières stroboscopiques (comme dans les discothèques) et à une musique assourdissante. Objectif : la déprivation sensorielle. La victime, déjà isolée depuis des années, coupée du monde et même de ses codétenus, perd ses repères. Quand elle craque, elle est prête à signer n’importe quoi.
-> les gardiens ont fait défiler des prostituées quasiment nues devant les détenus enfermés dans des cages. Comble de la provocation, une des prostituées a jeté au visage d’un détenu - sélectionné - une serviette hygiénique imprégnée de sang menstruel. Une humiliation inqualifiable, et pas seulement pour un musulman pieux, mais pour n’importe quel homme.
Et puis, il y a le grand classique : la privation de sommeil et la rupture forcée des cycles normaux de veille et de sommeil. Cette forme de torture apparemment anodine pour qui ne l’a pas vécue a des effets dévastateurs sur la santé psychique et physique des victimes. Des anciens détenus privés de sommeil en souffrent encore, dix ou vingt ans plus tard. Les enquêtes diligentées par le Pentagone pourront éventuellement conduire à l’inculpation de quelques exécutants, comme c‘est le cas pour Abou Ghraïb, mais elles ne voudront jamais reconnaître que ces exécutants n’agissent jamais de leur initiative mais sur ordre. Évidemment, les donneurs d’ordre se gardent bien de laisser traîner des traces écrites de ces ordres, qui sont généralement verbaux. C’est pourquoi les mémorandums adressés à la Maison blanche par Alberto Gonzales, conseiller juridique de Bush devenu ministre le Justice, sont si importants : ils prouvent noir sur blanc que les ordres venaient de très haut, du sommet même de la hiérarchie, le Président en personne, ou que, du moins, celui-ci était parfaitement au courant de ce qui se passait à guantanamo, à Abou Ghraïb, Bagram, Diego Garcia et ailleurs. Ainsi Gonzales écrivait dès le 25 janvier 2002, soit 15 jours après l’inauguration du camp de guantanamo : « [La lutte contre le terrorisme] rend obsolètes les strictes limitations apportées par les Convention des Genève aux interrogatoires de prisonniers ennemis, et rend désuètes certaines de leurs dispositions. »
Douze jours plus tard, Bush signe un ordre par lequel il s’arroge le droit de suspendre l’application des Conventions de Genève dans le présent conflit (en Afghanistan et donc, à guantanamo) et dans les conflits à venir (l’Iraq). Un Président couvrant des crimes contre l’humanité perd toute légitimité. Mais il ne risque pas grand-chose. Dans l’Amérique pseudo-puritaine et soi-disant politiquement correcte, une fellation administrée au Président dans le bureau ovale par une stagiaire ambitieuse est autrement plus grave et condamnable qu’un peu de “torture light” administrée à d’obscurs barbares barbus. Loin des yeux, loin du cœur...

lundi 10 janvier 2005

La plus longue et plus grande prise d'otages du XXIème siècle entre dans sa quatrième année : guantanamo, une atteinte au droit et à la souveraineté

Communiqué du Collectif guantanamo France
Lundi 10 janvier 2005
Ce 10 janvier 2005, la détention par les USA de 545 citoyens d’une quarantaine de pays dans le camp de concentration de guantanamo, situé sur sur le territoire de la République de Cuba, entre dans sa quatrième année. Au fil du temps, 202 autres détenus ont été rapatriés du camp.
Ce terme de “camp de concentration” n’a été inventé ni pas les nazis ni par les dirigeants soviétiques, mais par les autorités royales espagnoles sur ce même territoire de Cuba il y a 120 ans, lorsqu’elles ont enfermé des paysans et des guérilleros en lutte contre l’occupation coloniale. L’expression espagnole a été traduite en allemand par les autorités coloniales allemandes dans le Sud-Ouest africain, puis par les autorités coloniales britanniques en Afrique du Sud. Guantanamo s’inscrit dans cette tradition sinistre, à laquelle l’Empire du Bien apporte des innovations terrifiantes, notamment l’usage de la torture dite “légère” (“light”).
A-t-on le droit qualifier la détention des “combattants ennemis illégaux” à guantanamo de prise d’otages ?
Oui, pour plusieurs raisons :
1° - Les hommes déportés à guantanamo ont été pour une part littéralement kidnappés sur le territoire afghan par des miliciens du général ouzbek Rachid Dostom, un criminel de guerre avéré, et remis contre paiement à l’armée US; pour une autre part, ils ont été enlevés par les services de sécurité pakistanais sur le territoire souverain du Pakistan et remis à l’armée US sans aucun respect pour les procédures légales d’extradition en vigueur dans ce pays.
2° - Aucune des clauses des Conventions de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre n’a été respectée par les autorités US.
3° - Les autorités US refusent de se plier à l’injonction de la plus haute instance judiciaire US, la Cour suprême, qui, par une sentence émise le 28 juin 2004, a ordonné que les détenus aient la possibilité de remettre en cause leur détention devant une juridiction ordinaire US. Pour masquer ce mépris du droit, elles ont créé un organe sans aucune assise légale, le “tribunal d’examen du statut de combattant”, qui a “jugé” la plupart des détenus et a décidé de leur maintien en détention. Un seul détenu a été “jugé” libérable.
Ces derniers jours, le pouvoir exécutif US a franchi une nouvelle frontière, en désignant comme Attorney General - ministre fédéral de la Justice - Alberto Gonzales, auteur de mémorandums adressés à la Maison blanche et recommandant l’usage de la torture sur les “terroristes” capturés en Iraq et ailleurs.
Les faits graves de torture sur les prisonniers d’Abou Ghraïb en Iraq, révélés par des photos “scandaleuses”, sont étroitement liés au camp de concentration de guantanamo. En effet, les policiers militaires inculpés pour Abou Ghraïb n’ont fait qu’obéir aux ordres des services de renseignement chargés des interrogatoires des captifs.
Cette collaboration entre gardiens et interrogateurs a été instaurée tout d’abord à guantanamo avant d’être appliquée sur ordre du général Geoffrey Miller, devenu responsable des prisons US en Iraq après avoir été responsable du camp de guantanamo.Les détenus de guantanamo ont été torturés, selon des témoignages de plusieurs détenus - les détenus britanniques aujourd’hui libres ainsi que l’Australien David Hicks et le Britannique Moazzam Begg, toujours détenus -, mais la pire torture à leur encontre est la totale incertitude quand à leur sort dans laquelle ils sont maintenus.
Tout concourt à penser que les autorités US ont bien l’intention de garder ces otages à vie, pendant au moins les 30 années à venir.Cette détention de masse est une violation de l’ensemble du droit international réglementant non seulement les droits humains et le droit humanitaire, mais même les rapports entre États souverains.
Quels sont les recours possibles contre ce scandale, qualifié par les experts de “trou noir juridique” ? Il y en a peu. Le recours à la Cour pénale internationale, à la Cour internationale de justice ou à la Cour interaméricaine des droits de l’homme semble à peu près exclu pour des défauts de compétence, à moins que les États membres des Nations Unies demandent un avis consultatif à la Cour internationale de justice de La Haye.
C’est en connaissance de cause que les USA ont choisi le camp de guantanamo, le sachant à l’abri des instances judiciaires universelles. N’étant pas experts du droit international, il nous semble cependant que le seul recours non encore exploité par les défenseurs des détenus est la justice cubaine.En effet, le traité d’accord instaurant la base militaire navale de guantanamo en 1903 reconnaît expressément la “souveraineté éminente” de la République de Cuba sur le territoire de la base.
Le Parquet général de la république de Cuba devrait donc ouvrir une enquête pour “séquestration illégale” contre les USA. Même si cela n’aurait aucune conséquence pratique immédiate, cela donnerait un poids supplémentaire au combat judiciaire et politique universel contre le scandale de guantanamo.
Étant basé en France, le Collectif guantanamo veut enfin attirer l’attention sur le sort des 7 détenus français de guantanamo : 4 d’entre eux ont été “libérés” l’été dernier de guantanamo pour être aussitôt incarcérés en France. Le dossier des charges retenues contre eux nous semble pour le moins léger. Une fois de plus, la France s’est distinguée : elle est en effet le seul pays européen ayant accepté les conditions imposées par Washington pour “libérer” ses ressortissants, à savoir de les emprisonner dans leur propre pays.
Tous les autres pays ont remis en liberté leurs ressortissants : la Grande-Bretagne, le Danemark, la Suède, l’Espagne et même la Russie. Le Maroc a lui aussi décidé de poursuivre sur son sol 5 détenus rapatriés de guantanamo, mais leur procès traîne de report en report à Casablanca, où la justice semble aussi écartelée entre le respect des injonctions de Washington, par le biais du Palais royal, et le constat d’une carence de preuves et d’indices sérieux d’une quelconque culpabilité des inculpés.
Quant aux trois détenus français encore enfermés à guantanamo, le moins qu’on puisse dire, c’est que le gouvernement français ne semble pas pressé d’obtenir leur rapatriement, sans doute par ce qu’il sait très bien qu’il n’y aurait pas lieu de les poursuivre, une fois rapatriés et qu’il serait donc obligé de les remettre purement et simplement en liberté, ce qui déplairait à Washington.
Pour conclure, le Collectif guantanamo ne peut que lancer un appel général à l’opinion, aux sociétés civiles organisées, aux États soucieux du droit, à prendre fait et cause pour le droit en agissant pour que cesse le scandale de guantanamo. Nous en appelons donc, notamment, au sens du droit et à la conscience des responsables cubains et français. Nous restons à disposition de tout un chacun pour contribuer à toute initiative de nature à éclairer ce trou noir.
Le Collectif guantanamo France, 10 janvier 2005