jeudi 22 février 2007

Les USA champions : Les tortures à Abou Ghraïb, un « incident isolé » ?

par Juan Gelman, Página/12, 15 février 2007

Eric Fair, un linguiste qui maîtrise l'arabe, a servi dans l'armée US de 1995 à 2000 et a été contracté en 2004 pour interroger les Irakiens détenus à Fallujah par les effectifs de la 82e division aérotransportée. Ils le transformèrent en outre en geôlier et il a raconté au Washington Post (9-2-07) ce dont il rêve depuis qu'il est rentré chez lui : «Un homme sans visage me regarde fixement du coin d'une pièce. Il demande de l'aide, mais j'ai peur de bouger. Il se met à pleurer. C'est un son plaintif qui me fatigue. Il crie, je me réveille et m'aperçois que celui qui crie, c'est moi».

L'officier qui commande les «interrogateurs» leur donne des instructions précises. Durant son service de douze heures Fair devait empêcher le détenu de dormir, ouvrir la cellule chaque heure, l'obliger à rester debout dans un coin et le laisser sans vêtements. «Trois années plus tard la situation s'est inversée. Je peux rarement dormir la nuit sans que cet homme me rende visite. Son souvenir me tourmente comme je l'ai tourmenté». Les remords accablent celui qui est conscient de ne pas avoir désobéi à des ordres indignes et d'avoir au contraire «intimidé, dégradé et humilié un homme sans défense. J'ai compromis mes valeurs et jamais je ne me le pardonnerai». Ces méthodes seraient-elles nécessaires pour hisser la bannière «de la liberté et de la démocratie» inventée par G. W. Bush ?

La Maison Blanche assure que les tortures à la prison d'Abou Ghraib ont été un incident isolé. Fair a assisté à d'autres choses et les détaille : détenus forcés à rester debout nus la nuit entière et demandant de l'aide, ou soumis à de longues périodes d'isolement, ou frappés et battus à coups de pieds, et toujours avec la faim et la soif. «Ces techniques étaient utilisées quotidiennement en Irak sous le prétexte d'obtenir les informations nécessaires pour en finir avec l'insurrection. La violence aujourd'hui dominante là-bas prouve que ces tactiques n'ont jamais fonctionné». Accablé par la conduite de ses amis et collègues, Fair a de plus en plus honte de sa peur à défier de telles pratiques, il sait que beaucoup diront qu'il n'y a pas lieu d'insister sur la question car cela nuit aux USA et souligne qu'il est nécessaire d'affronter les faits : «L'histoire d'Abou Ghraib n'est pas terminée. À bien des égards nous n'avons pas encore ouvert le livre».

Celui de Guantanamo non plus. Les dirigeants de la base navale US dans la baie de Guantanamo (Gitmo, pour son sigle en anglais) n’y vont pas de main morte en matière de tortures, seulement on ne les voit pas, on ne les entends pas et elles n'existent pas. La sergente des marines Heather Cerveny, en revanche, si. En septembre 2006 elle a passé un semaine à Gitmo et écouté : un soldat qui avait éclaté la tête d'un prisonnier contre la porte de la cellule. Un autre que le prisonnier irritait l'avait frappé au foie. Elle avait écouté des conversations entre soldats, découvert qu'il s'agissait d'une méthodologie courante et quotidienne et avait envoyé son témoignage à l'inspecteur général du Pentagone. Ce dernier envoya une mission d'enquête à la base qui conclut ainsi : «Il n'y a pas de preuves qui démontrent la véracité des accusations de mauvais traitement et de harcèlement» (
blogs.abcnews.com, 9/2/07). Et plus : elle recommanda l'adoption de mesures disciplinaires contre la sergente Cerveny. Parfois cela se paye d'écouter ce que les autres ne veulent pas entendre.

Tout n'est pas pourri dans le royaume du Danemark. Le lieutenant-colonel Colby Vokey, coordinateur des marines stationnnés dans l'ouest des USA et supérieur immédiat de la sergente Cerveny, qualifia d' « outrageant» le rapport de la mission et indiqua que les enquêteurs interrogèrent seulement les suspects de tortures, «mais ne s'entretinrent pas avec les détenus ou les possibles victimes». Ainsi fait-on, comme le chat : il couvre ses excréments après défécation. Les réaction de certains lecteurs du blog à la suite de l'article sont intéressantes : «Oui, il y a eu dissimulation à Gitmo. Ils couvrent la tête des terroristes avec des culottes de femmes, ah ah ah !», ou : «Oui, il y a eu des abus (à Gitmo) ! Et il devrait y en avoir plus !». Et aussi : «Je ne crois qu'on leur ait réellement fait mal». Ou ce commentaire ironique : «Je suis d'accord ! Il y a bien une raison pour qu'ils appellent terroristes ces gens. Comme nous le rappelle une affiche : 'Ce n'est pas du fascisme quand C’EST NOUS QUI LE FAISONS '».

Le vendredi 9 février, une mission officielle nord-américaine conduite par Nicholas Burns, sous-secrétaire aux Affaires Politiques du Département d'État, visita Buenos Aires et eut des entretiens avec de hauts fonctionnaires du gouvernement argentin (voir Página/12 du 10-2-07). Burns fit ensuite une conférence de presse au cours de laquelle une journaliste de ce quotidien lui demanda : «Vous avez dit que votre gouvernement admirait la politique des droits humains du gouvernement argentin, cela implique-t-il une autocritique de la politique en matière de droits humains de votre gouvernement, surtout en prenant en compte ce qui se passe dans la prison de Guantánamo ?» La réponse de Burns fut catégorique : «En aucun cas. D'aucune manière ou aspect. Nous, mon pays, les USA, nous sommes les champions des droits humains dans le monde». Si c’est ça les champions, que sont les derniers de la classe ?

Original :
http://www.pagina12.com.ar/diario/contratapa/13-80422-2007-02-15.html
Traduit de l’espagnol par Gérard Jugant et révisé par Fausto Giudice, membres de
Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non commercial ; elle est libre de reproduction, à condition d’en respecter l’intégrité et d’en mentionner sources et auteurs.
URL de cet article : http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=2073&lg=fr

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