dimanche 19 juillet 2009

Guantanamo, le dilemme yéménite

par François-Xavier Trégan, Le Monde, 18/7/2009
La scène se passait il y a quelques mois au Sheba, un grand hôtel international de Sanaa. Les familles des prisonniers yéménites de Guantanamo s'étaient réunies pour dénoncer le maintien de leurs proches en détention. Etranges circonstances, qui plaçaient ce jour-là en quasi vis-à-vis des jeunes femmes légèrement vêtues, concentrées à capter le soleil sur les margelles de la piscine, et un cortège d'anciens djihadistes manifestement gênés. Le frère de Ramzi Bin Sheiba, l'un des cerveaux présumés des attaques du 11 septembre 2001, se faisait alors pédagogue : "Laissez-moi vous dire une chose, mon ami, les plus riches partent en premier et le Yémen est un pays pauvre ; alors nous sommes en fin de liste", nous expliquait-il.

L'approche purement arithmétique de la question des Yéménites de Guantanamo est sans appel : ils y sont plus de 90, parmi les 230 détenus de la prison américaine. Moins de 30 sont rentrés au pays alors qu'il ne resterait plus que 13 Saoudiens sur un total initial de 139.

Quel que soit leur curriculum vitae, élèves d'écoles religieuses au Pakistan, en Afghanistan, ou soutiens actifs du terrorisme, Sanaa demande leur retour afin d'appliquer à chacun les mesures adéquates : réinsertion, procès. Mais cette demande intervient en même temps qu'un regain d'activité des islamistes au Yémen.

Al-Qaida a annoncé y avoir établi une nouvelle branche pour frapper, indifféremment, les pays de la péninsule arabique. L'un de ses derniers messages vidéo, diffusé sur Internet, mettait en scène les quatre figures de cette nouvelle ossature. Deux anciens prisonniers de Guantanamo, ex-pensionnaires du programme de réinsertion saoudien, apparaissent assis en tailleur, kalachnikov en bandoulière. Le verbe haut, ils appellent à tour de rôle à la mobilisation générale. Al-Qaida revendique le recrutement de 300 jeunes Yéménites partis faire le djihad au cours de l'année 2008. Plus de 60 ex-détenus de Guantanamo auraient repris les armes.

Le Yémen multiplie donc les actions et les effets d'annonce, avec la volonté de convaincre les Etats-Unis de son sérieux sur le terrain de la lutte antiterroriste. La mission n'est pas simple. Car Sanaa a été pointée du doigt par Washington à plusieurs reprises, pour sa gestion jugée trop molle de certains cas. Dont celui de Jamal Al-Badawi, l'un des acteurs présumés de l'attentat contre le destroyer USS-Cole, qui avait fait 17 morts en octobre 2000 dans la rade d'Aden.. Après une évasion rocambolesque de la prison de haute sécurité de Sanaa, en février 2006, l'homme s'était finalement rendu à la police en octobre 2007. Depuis, un bras de fer est engagé entre le Yémen et les Etats-Unis pour son extradition.

Par le passé, le gouvernement a ouvertement privilégié le dialogue et la médiation avec les anciens membres d'Al-Qaida. Une méthode assimilée par beaucoup à de la faiblesse, pour ne pas dire de la connivence. Alors, aujourd'hui, les unités antiterroristes n'hésitent plus à lancer généreusement leurs filets dans les milieux islamistes présumés de la capitale, quitte à engorger les prisons de bien inoffensifs citoyens. C'est d'un air déterminé que le président Ali Abdallah Saleh nous assure pouvoir détourner "les prisonniers de Guantanamo de la violence et de l'extrémisme".

"Réinsertion, rééducation, intégration sociale." Voici donc la devise des officiels depuis plusieurs semaines. Des mots d'ordre mis en pratique bien avant l'épineux dossier de Guantanamo. Dès septembre 2002, un programme de "dialogue religieux" a été institué, afin d'insérer les acteurs les plus violents de la scène islamiste dans le giron de l'islam tolérant et pacifique. Le juge Hittar, ministre des affaires religieuses, porte fièrement ce programme. Il revendique 98 % de succès. Il est aujourd'hui l'un des promoteurs du centre de réinsertion réservé aux anciens de Guantanamo, un centre qui "n'existe pas encore, admet-il, mais qui fonctionnera une fois les Yéménites revenus".

Le volet théorique du programme, explique le ministre, porte sur le dialogue, "pour essayer de parvenir à une convergence entre les différents points de vue, supprimer les idées fausses et corriger les notions erronées". Quant au volet pratique, il concerne "la réintégration des détenus dans la société".

Concrètement, des imams seront chargés de démonter le discours du djihadisme armé, qui puise dans l'ignorance et la pauvreté. Puis les autorités suivront pas à pas le retour à la société de ces ex-combattants ennemis, en facilitant leur accès au travail et au logement.

La force du discours et de la parole, tel est donc le pari tenté par Sanaa. Et pour de nombreuses personnalités de la scène religieuse yéménite, cette approche peut en effet permettre de détourner les plus jeunes du terrorisme. Le cheikh Omar Ben Hafiz - "Habib Omar" comme l'appellent avec respect ses disciples - est un homme d'influence dans la région ; au moment où nous le rencontrons, il est à peine rentré des Comores que dans quelques heures il s'envolera pour Djeddah, en Arabie saoudite. "Habib Omar" n'est pas uniquement le responsable respecté de l'une des principales écoles religieuses au Yémen, à Tarim, dans la province orientale du pays. Il est pour beaucoup un modèle, qui diffuse avec l'autorité du sage la pensée soufie de tolérance. La prière du soir achevée, le cheikh s'installe, entouré de disciples, un châle vert largement déployé sur les épaules. "De nombreux jeunes musulmans vivent un malentendu ou ont une vision fausse de la religion, dit-il. Le dialogue et la clarification sont les moyens que les prophètes ont mis en oeuvre pour expliquer la religion. Quand on leur révèle la réalité, alors beaucoup d'entre eux se dégagent de ces malentendus."

Khaled Al-Anissi, le directeur de Hood, une importante ONG de défense des droits de l'homme, ne cherche pas ses mots pour qualifier le concept de réinsertion conçu par le gouvernement. "Ce sera un centre de détention, pas de réinsertion, une sorte de petit Guantanamo, rien de plus, affirme avec un brin de malice celui qui se tient aux côtés des familles de prisonniers depuis le début. La démarche est avant tout sécuritaire. Or, il faut qu'il y ait un dialogue dans un espace de liberté, sans pression." M. Anissi ne croit pas au retour au pays de cette petite centaine de prisonniers yéménites, mais bien à leur transfert vers d'autres pays, dont l'Arabie saoudite. Une voie que privilégie ouvertement l'administration américaine du président Obama.

Mohammad Omar attend son frère depuis six ans. Depuis six ans, sa mère n'a pas quitté le périmètre de la maison familiale, à Sanaa, de peur d'être absente au moment du retour de son jeune fils. Il y a un an jour pour jour, il nous confiait ses peurs. Aujourd'hui, "on a de l'espoir, dit-il. Toute la question est de savoir comment libérer les prisonniers tout en sauvant la face pour les Etats-Unis". Quant au centre de réinsertion, "il ne faut pas le chercher très loin. Il est à la maison, c'est la famille. J'ai déjà loué un appartement pour mon frère. Je l'aiderai pour un travail, pour un mariage, je lui donnerai de l'argent". Que lui dira-t-il à son retour ? "Je lui dirai : "Sois le bienvenu, nous avons confiance en toi, tu feras quelque chose de bien de ta vie, pour la société et ta famille"."

Nasser Al-Bahri, dit Abou Jandal, "le tueur", reçoit dans son modeste appartement, à proximité de l'ambassade américaine. Cet ancien garde du corps d'Oussama Ben Laden a 37 ans et quatre conflits à son actif - Bosnie, Somalie, Tadjikistan et Afghanistan. Les combattants, il les connaît. La réinsertion sociale, il l'attend toujours. Il est sans emploi et sans illusions sur les maux qui rongent le Yémen. Il arpentait les couloirs du Salon du livre de Sanaa lors de l'attaque contre l'USS-Cole. Son profil lui a valu vingt et un mois d'emprisonnement. L'ancien homme de confiance de Ben Laden dénonce d'un débit rapide les opportunistes et les orateurs qui, "à coups de discours, de films de propagande et de séances de qat", embrigadent les plus jeunes au Yémen. Et le programme du juge Hittar, dont il est un ancien élève ?

"J'ai vraiment beaucoup de respect pour lui, débute prudemment Bahri, mais quand je suis sorti de prison, on ne m'a rien proposé. Les gens viennent dans les prisons et vous font signer un papier pour vous faire renoncer à la violence, ils vous font un discours et c'est tout. Ils donnent un peu d'argent au moment du ramadan ou d'un mariage. Mais les conditions des jeunes sont très difficiles ici. Alors si quelqu'un a été réhabilité, montrez-le moi, qu'il devienne un exemple !"

L'homme est assez pessimiste pour monter son propre centre consacré au djihadisme, mais "le djihad des origines, celui qui oeuvre pour l'accomplissement de soi et des autres, via le dialogue". Il mise sur la formation professionnelle pour détourner les plus fragiles des armes et des concepts erronés. Il revendique le soutien des autorités, mais un soutien discret : accompagner l'ancien membre d'Al-Qaida dans son nouvel itinéraire pourrait paraître paradoxal.

Le débat sur le retour des prisonniers yéménites de Guantanamo est bien ouvert. Mais il dépasse de loin la seule question de la prison américaine. Le terrorisme obéit aux lois de "l'offre et de la demande", rappelle, sous couvert d'anonymat, un proche du palais présidentiel : "C'est un business comme un autre. Nous devons nous attaquer à la question de l'ignorance et de la pauvreté qui poussent les jeunes à devenir des combattants. Sinon, je crains le pire pour les générations futures, pour mon pays."

mercredi 15 juillet 2009

Fin de la grève de la faim à Kirklareli, mais...

Fin de la grève de la faim de Saafi Dbouba à son 44ème jour, avec Mansour Edin Keshmiri et Mahmood Shahi
Les autorités turques se sont engagées à améliorer les conditions de détention
Mais le plus important reste sans réponse : les conditions de libération des détenus du Gantanamo turc de Kirklareli
par le CCTE, Paris, 15/7/2009
Nous venons d'apprendre que les grévistes de la faim : Saafi Dbouba (44 jours de GF), Mansour Edin Keshmiri et Mahmood Shahi (15 jours de GF) ont cessé leur mouvement en ce mardi 14 juillet 2009 après la visite que leur a rendue Mr. Mehmet Behzat Cambazoglu, Chef de Sûreté du district de Kirklareli, qui a reconnu que les conditions de détention au Centre de Kirklareli n'étaient pas aux normes et il a agi immédiatement en permettant aux détenus (au nombre d'environ 25) de pouvoir sortir de leurs chambres de 9h du matin à 9h du soir. Il leur a promis de changer le personnel dont les détenus se sont plaints. Il a promis d'améliorer les conditions d'hygiène et de nourriture.
C'est donc une avancée substantielle que les grévistes ont fini par arracher, et qui a motivé leur décision de mettre fin à leur mouvement de grève de la faim.
Néanmoins, un autre chapitre non moins important de leurs revendications reste encore sans solution : Mr Mehmet Behzat Cambazoglu a refusé de leur donner des engagements au sujet de leur sortie du Centre où la plupart sont détenus depuis plus d'un an et sans motif déclaré.
C'est donc une avancée toute relative qu'on vient d'enregistrer, mais qui nous motive pour redoubler nos efforts pour qu'une solution soit trouvée aux détenus du Gantanamo turc de Kirklareli.
Nous en appelons à la mobilisation d'Amnesty International, de HRW, de l'OMCT, de l'ACAT afin de soulever au niveau politique européen et onusien le problème des Gantanamo européens non seulement en Turquie mais aussi en Italie, en Espagne, en France et dans bien d'autres pays européens qui se revendiquent encore de l'Etat de droit : il est urgent de démanteler les Gantanamo et les pratiques d'un autre âge.
mondher.sfar@club-internet.fr

lundi 13 juillet 2009

Grève de la faim dans un guantánamo turc

Quarantième jour de grève de la faim de Saafi Dbouba, Tunisien,
détenu en Turquie au centre de Kirklareli
Deux Iraniens se sont joints à cette grève de la faim depuis dix jours : Mansour Edin Keshmiri (52 ans) et Mahmood Shahi (greffé du rein)
par CCTE, Paris, 11/7/2009
Nous alertons l'opinion internationale sur le sort de nombreux détenus dans le Gantanamo de Kirklareli en Turquie, détenus sans raison, jugés et innocentés par la justice turque, mais sous la menace d'expulsion dans leurs pays. Certains d'entre eux sont sous la protection de l'UNHCR, mais rien n'est fait pour les arracher de leur détention dans des conditions inhumaines et dégradantes.
Le Tunisien Saafi Dbouba est aujourd'hui à son quarantième jour de grève de la faim pour protester contre les conditions de sa détention et se bat pour sortir de cette prison.
M Dbouba, 42 ans, a été membre d'Ennahda depuis 1986. Il a fui son pays en 1992, pour s'installer en Turquie depuis 1996, sans papiers. En juin 2007, il fut arrêté avec de nombreux turcs tous accusés d'appartenance à al Quaida. En janvier 2008, ils sont tous relâchés sauf M. Dbouba, à cause de sa nationalité tunisienne, et menacé d'expulsion. Le CCTE a porté plainte auprès de la Cour Européenne, qui a immédiatement joint au Gouvernement turc de geler toute mesure d'expulsion en Tunisie. Mais cette situation qui dure depuis un an et demi risque de perdurer à l'infini, car peu de pays sont prêts à accueillir ce réfugié du fait des accusations gravissimes dont il est victime.
En réaction à cette situation insupportable et aux conditions inhumaines du Centre de Kirklareli, M. Dbouba a entamé depuis le début de juillet une grève de la faim illimitée.
Cette situation est la même pour de nombreux détenus de Kirklareli qui attendent dans des conditions inhumaines une libération improbable.
C'est le cas notamment de deux Iraniens : Mansour Keshmiri et Mahmood Shahi. Leur cas est encore plus cruel que celui de M Dbouba : ils ont obtenu l'accord de deux pays d'accueil, mais les autorités turques refusent de les relâcher prétextant notamment du fait qu'ils ont déposé une plainte auprès de la Cour européenne : en somme ils sont punis d'avoir porté plainte contre la Turquie. Ils sont en grève de la faim depuis dix jours.
Nous appelons les autorités onusiennes notamment l'UNHCR, et européennes à intervenir pour mettre fin au calvaire des détenus du Gantanamo turc de Kirklareli et de leur trouver un pays d'accueil.
Nous demandons que les autorités turques mettent fin immédiatement aux conditions inhumaines en hygiène, en nourriture et en mesures vexatoires contre les détenus illégaux de Kirklareli.
Nous demandons aux ONG de par le monde d'apporter leur soutien aux grévistes de la faim et de dénoncer les détentions arbitraires dans les Gantanamo turcs.
Merci d'appeler au téléphone cellulaire M Saafi Dbouba au +90 53 99 70 79 44.
Envoyer un mail de soutien à M. Mansour Keshmiri :
mansour_keshmr@yahoo.co.uk
Téléphoner pour soutenir un autre détenu de Kirklareli, Tunisien membre d'Ennahda Malek Shiraheely : +90 53 87 91 40 74.
Source: mondher.sfar@club-internet.fr

vendredi 10 juillet 2009

Scotland Yard enquête...sur le MI5

La police britannique a ouvert une enquête sur le rôle du MI5, les renseignements intérieurs britanniques, dans les tortures présumées infligées à Binyam Mohamed, ancien détenu du camp de Guantanamo, a annoncé vendredi Scotland yard dans un communiqué.
L'Attorney general (principal conseiller juridique du gouvernement), la baronne Patricia Scotland, avait souhaité fin mars dans une déclaration écrite au parlement britannique que la police lance une enquête "aussi rapidement que possible au vu du sérieux et du caractère sensible des questions touchées".
"Les documents ont été examinés par la police métropolitaine (alias Scotland Yard, NDLR) et l'enquête a été acceptée", a précisé la police vendredi dans son communiqué, ajoutant qu'une "enquête criminelle a désormais débuté".
"Les recherches seront menées aussi diligemment, mais également minutieusement, que possible et suivront les éléments (de preuve) afin de déterminer si une quelconque infraction a été commise", a ajouté la police.
Binyam Mohamed, détenu à Guantanamo pendant plus de quatre ans, a été transféré début février en Grande-Bretagne, pays où il avait résidé à partir de 1994.
L'Ethiopien, âgé de 30 ans, a affirmé qu'un membre du MI5 avait fourni les questions lors des interrogatoires assortis de tortures qu'il a subis dans un site secret au Maroc, après son arrestation au Pakistan en 2002.
Source : Belga, 10/7/2009

Outsourcing

Torture : Londres sous-traiterait au Pakistan (pourquoi ce conditionnel, camarades de L'Humanité???)
On savait que les services de renseignements américains avaient fait usage de la torture, notamment à Guantanamo, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamiste. Voilà que le Royaume-Uni aurait fait de même. C’est en tout cas ce qu’a affirmé le député conservateur britannique David Davis, mardi soir, devant la Chambre des communes, accusant le gouvernement de Sa Majesté d’avoir « sous-traité » au Pakistan la torture de Rangzieb Ahmed. Soupçonné de terrorisme et placé sous étroite surveillance policière, ce dernier avait étrangement été autorisé à se rendre au Pakistan en 2006. Les autorités britanniques auraient alors « suggéré » qu’il soit arrêté. Interpellé en août par l’Inter services intelligence (ISI), Rangzieb Ahmed est battu et torturé pendant treize mois par ses bourreaux pakistanais, qui lui ont notamment arraché trois ongles. Il aurait également été interrogé par des agents britanniques. Pour le député conservateur, il ne fait aucun doute que les autorités « savaient qu’il allait être torturé et elles ont élaboré une liste de questions qu’elles ont fournie à l’ISI ». Renvoyé au Royaume-Uni en septembre 2007, Rangzieb Ahmed est jugé coupable de terrorisme en 2008 et condamné à la prison à perpétuité « grâce à des preuves irréfutables ». Selon David Davis, « depuis un an, il y a eu au moins quinze cas de citoyens ou résidents britanniques torturés par des services de renseignements étrangers avec la complicité, voire la présence d’officiers de renseignements britanniques ». Voilà comment on défend une civilisation en bafouant ses propres valeurs.

Philippe Peter , L'Humanité, 10/7/2009

jeudi 2 juillet 2009

Une victime italienne de « transfert extraordinaire» toujours détenue au Maroc, après des aveux obtenus sous la torture

Des ONG de droits humains demandent aux rapporteurs spéciaux des Nations Unies d'enquêter et d’agir sur l’affaire Abou Elkassim Britel

par ACLU, 25/6/2009. Traduit par Isabelle Rousselot et édité par Fausto Giudice, Tlaxcala


NEW YORK – Des groupes de droits humains ont demandé aujourd'hui aux rapporteurs spéciaux des Nations Unies d'enquêter sur l'affaire d'Abou Elkassim Britel, un citoyen italien et une victime du programme illégal de « transferts extraordinaires » (« extraordinary rendition») de la CIA, qui est actuellement détenu dans une prison marocaine sur la base d'aveux qui lui ont été extorqués sous la contrainte physique. L'ACLU (Union américaine pour les libertés civiles) et l'ONG Alkarama for Human Rights ont exigé que le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la Promotion et la protection des droits humains dans la lutte contre le terrorisme, enquêtent sur les circonstances de la disparition forcée, de l'enlèvement, de la détention et de la torture de Britel, et soulève son cas après des gouvernements des USA, du Maroc, du Pakistan et d'Italie.

« Des victimes du programme d’« extraordinary rendition », détenues à Guantánamo et dans d'autres prisons du monde, sont ignorées par le gouvernement Usaméricain, dont le programme illégal a causé leur situation, » a indiqué Steven Watt, avocat pour le programme des droits humains de l'ACLU. « Les USA ont refusé de prendre leur responsabilité envers des actions manifestement nuisibles, ne laissant d'autres choix à M. Britel et à d'autres innombrables victimes que de se retourner vers la communauté internationale pour obtenir justice. »

Britel, qui est également un plaignant dans l'affaire judiciaire opposant l'ACLU à une filiale de Boeing, Jeppesen DataPlan, pour son rôle dans le programme de’« extraordinary rendition », fait partie des quelques victimes dont l'identité est connue et qui est toujours détenu à l'extérieur de Guantánamo Bay.

Initialement, Britel a été appréhendé et détenu au Pakistan par les autorités pakistanaises pour des présumés violations des lois sur l'immigration, en février 2002. Après une période de détention et d'interrogatoires là-bas, il a été livré aux autorités Usaméricaines.

En mai 2002, des fonctionnaires usaméricains ont déshabillé et battu Britel avant de lui mettre une couche et une salopette, de l'entraver comme un animal, de lui bander les yeux et de l'envoyer au Maroc pour y être détenu et interrogé. Une fois au Maroc, les responsables US l'ont livré aux services de renseignement marocains qui l'ont emprisonné, sans contact avec l'extérieur, dans le centre de détention de Témara, où il a été interrogé, battu, privé de sommeil et de nourriture et menacé de sévices sexuels.

« Sur la foi du récit de M. Britel lui-même sur le traitement qu'il a subi et la longue histoire très documentée sur la torture et les abus commis dans les centres de détention dirigés par le gouvernement marocain, nous avons des raisons solides de croire que M. Britel a subi et subit toujours des tortures », a déclaré Rachid Mesli, Directeur du service juridique d’Alkarama. « M. Britel et les autres victimes de « l'extraordinary rendition » méritent un procès équitable devant un tribunal, non entaché par des preuves obtenues sous la torture. Nous espérons que les rapporteurs spéciaux vont prendre acte immédiatement de notre demande pour apporter une attention rapide et nécessaire à l'affaire de M. Britel, avant que les conditions dans lesquelles il est détenu ne causent encore plus de dégâts à sa santé physique et mentale. »

Selon la requête auprès des rapporteurs spéciaux, après avoir été libéré par les autorités marocaines en février 2003, Britel a été à nouveau arrêté et remis en détention en mai 2003 alors qu'il tentait de quitter le Maroc pour rentrer chez lui, en Italie. Alors qu'il était détenu sans contact avec l'extérieur dans le même centre de détention où il avait été brutalement torturé à peine quelques mois plus tôt, Britel a fait de faux aveux, sous la torture, sur son implication dans le terrorisme. Britel a été jugé et reconnu coupable d'accusations liées au terrorisme et purge une peine de neuf ans dans une prison marocaine.

En 2006, un juge d’instruction italien a prononcé un non-lieu sur une enquête qui avait duré de six ans sur l'implication alléguée de Britel dans le terrorisme, après avoir constaté un manque total de preuves l'associant à une activité liée au terrorisme ou d'ordre criminel.

Tous les dossiers remis aux rapporteurs spéciaux sont disponibles en ligne sur :
www.aclu.org/intlhumanrights/nationalsecurity/relatedinformation_resources.html


Plus d'information sur le procès de l'ACLU contre Jeppesen DataPlan en ligne sur :
www.aclu.org/jeppesen


Pour mettre fin à l'injustice : la femme d'une victime de
"transfert extraordinaire" s'exprime sur l’obligation de rendre des comptes et la torture

Par Nahal Zamani, programme des droits humains, ACLU

Aujourd'hui, le Programme des droits humains de l'ACLU et l'ONG Alkarama for Human Rights ont envoyé une demande à deux rapporteurs spéciaux des Nations Unies (experts en droits de l'homme) pour qu'ils enquêtent sur la détention et la torture au terme d’une "extraordinary rendition" d'Abou Elkassim Britel, un citoyen italien.

L'ACLU représente Britel ainsi que quatre autres hommes dans un procès au civil dans le système judiciaire des USA. Dans cette affaire – Mohamed et al. contre Jeppesen – Jeppesen, une filiale de Boeing, est accusée d'avoir participé, en connaissance de cause, au programme illégal d’ « extraordinary rendition » des USA, en fournissant un vol et des services de soutien logistique à l'avion utilisé par la CIA pour transporter Britel, du Pakistan au Maroc, en mai 2002.

La requête aux deux experts des droits de l'homme des Nations Unies est une demande d’enuqêtes sur les circonstances entourant l'arrestation de Britel, son enlèvement, sa détention et son interrogatoire au Pakistan ainsi que son transfert clandestin de ce pays jusqu'au Maroc. Britel fait partie des quelques victimes du programme « extraordinary rendition » des USA dont les identités sont connues et il est le seul citoyen européen, à notre connaissance, à être toujours en détention. À ce jour, Britel demeure incarcéré dans une prison marocaine.

J'ai récemment parlé avec la femme de Britel, Khadija Anna Lucia Pighizzini, citoyenne italienne, et je lui ai demandé de nous raconter leur histoire. Ce qui suit est extrait et traduit de notre conversation.

Khadija Anna Lucia Pighizzini : le 10 mars 2002 est le dernier jour où j'ai parlé à mon mari et je me souviens que la communication téléphonique était horrible et grésillante. Nous avons pensé que nous continuerions notre conversation le lendemain. Mais ensuite je n'ai plus eu aucune nouvelle – il avait disparu. Pendant 11 mois, je n'ai eu aucune nouvelle. Je ne savais pas s'il était vivant ou mort.

ACLU : Le 10 mars 2002, Britel qui était en voyage d'affaires au Pakistan a été arrêté et détenu au Pakistan pour des questions d'immigration. Après plusieurs mois en détention au Pakistan, durant lesquels il a été interrogé autant par des fonctionnaires pakistanais qu’usaméricains, Britel fut finalement transféré sous la garde exclusive des Usaméricains. Les responsables usaméricains l'ont vêtu d'une couche et d'une salopette puis l'ont entravé comme une bête, lui ont bandé les yeux avant de l'envoyer, en avion, au Maroc pour y être détenu et subir d'autres interrogatoires. Britel a été détenu, sans contact avec l'extérieur, par les services de sécurité marocains, dans le centre de détention de Témara, et a subi des violences physiques, la privation de sommeil et de nourriture, et a été menacé de sévices sexuels, y compris sodomie avec une bouteille et castration. La famille de Britel n'a eu connaissance de son sort qu'une fois Britel libéré, presque une année après sa première disparition, sans inculpation, en février 2003.

Tragiquement, alors qu'il rentrait chez lui en Italie en mai 2003, Britel a été à nouveau arrêté par les autorités marocaines, qui l'ont placé en détention et l'ont forcé, sous la contrainte physique, à signer un aveu comme quoi il était impliqué dans des actions terroristes au Maroc. Britel fut finalement déclaré coupable d'actes en relation avec le terrorisme et condamné à neuf ans. À ce jour, il est toujours emprisonné au Maroc.

Khadija Anna : le soir où Kassim était censé enfin quitter le Maroc, le 16 mai 2003, il y a eu des attaques terroristes à Casablanca. Cet événement tragique a coûté 45 vies et a provoqué une enquête policière de grande envergure. Kassim fut repris par l'administration marocaine alors qu'il était en train de quitter le pays. Son arrestation faisait partie d'une vague d'arrestations qui ont eu lieu immédiatement après ces attaques. Encore une fois, Kassim disparut et je n'avais aucune idée de l’endroit où il se trouvait, j'ai cherché dans tout le Maroc pour le retrouver. J'ai interrogé à son sujet l'ambassade italienne et les autorités marocaines, mais les deux nièrent savoir quelque chose. Je craignais le pire car il y avait eu un accroissement des disparitions causées par le gouvernement marocain ; des milliers de gens étaient emprisonnés, et d'autres sont même morts durant des interrogatoires, entre les mains de la police marocaine.

Plus tard, j'ai appris que Kassim avait été secrètement détenu pendant quatre mois à Témara ; dans le même centre de détention où il avait été détenu et torturé quelques semaines plus tôt.

Après quatre mois de détention et d'interrogatoires, Kassim est passé devant un prétendu tribunal qui, selon son avocat, répondait à peine aux normes d'un procès équitable. Il a été condamné à 15 ans de prison, mais en appel, sa peine a été ramenée à neuf ans. Pendant ce temps, la presse italienne s'était emparée de son histoire et avait présenté Britel comme le cerveau des attentats de Casablanca – un mensonge dont même les autorités marocaines ne l'avaient pas accusé.

Kassim est maintenant incarcéré dans la prison Oukasha à Casablanca. Il est prévu qu'il ne soit pas relâché avant septembre 2012, pourtant il n'a rien fait de mal.

ACLU : En septembre 2006, après six années d'une longue enquête criminelle, en Italie, sur l'implication supposée de Britel dans des activités terroristes, le juge en charge débouta son affaire, pour manque total de preuve associant Britel à de quelconques activités criminelles ou terroristes. Depuis ce non-lieu, les membres du parlement italien et européen ont adressé une pétition au gouvernement du Maroc pour qu'il gracie et libère Britel immédiatement. A ce jour, les autorités marocaines ont omis de répondre à ces efforts diplomatiques et depuis janvier 2007, le gouvernement italien n'a toujours rien fait pour représenter les intérêts de Britel.

Khadija Anna : Des investigations officielles ont mis en cause quatre gouvernements dans l' "extraordinary rendition" et la torture de mon mari. Le gouvernement pakistanais l'a torturé si violemment qu'il a avoué être un terroriste. La CIA l'a enlevé et l'a maintenu en détention au Pakistan avant de le livrer illégalement à une torture certaine au Maroc ; le gouvernement marocain l'a emprisonné et l'a torturé ; et le gouvernement italien était complice dans toute l'affaire ; tous savaient parfaitement bien ce qui se passait et ont fait peu, voire rien, pour l'aider.

Le gouvernement usaméricain est influent, ils doivent intervenir pour assurer la libération de mon mari et le ramener à la maison, en Italie. Si le gouvernement usaméricain intervient, je pense que l'Italie exigera que Britel soit libéré et le Maroc s'exécutera. C'est le moins qu'ils puissent faire étant donné leur implication dans son « extraordinary rendition ». J'ai déjà demandé une rendez-vous à l'ambassade usaméricaine au Maroc ou une intervention pour libérer mon mari. Je me suis également rendue deux fois à l'ambassade et j'ai parlé aux employés là-bas. Pas besoin de vous dire qu'ils sont restés sourds à ma demande et je ne sais plus vers qui me retourner.

ACLU : Depuis mars 2002, Britel a subi des tortures physiques et psychologiques et un traitement cruel – comme des bastonnades sévères, l'isolation, la privation de sommeil et des menaces de mort. Les expériences de Britel font partie d'un large schéma de tortures et d'abus généralisés, commis par le gouvernement des USA sous l'administration Bush. Une sérieuse responsabilité pour des crimes commis au nom de la sécurité nationale doit comprendre la reconnaissance et des réparations pour les victimes de la torture.

Khadija Anna : Physiquement, Kassim est faible et a beaucoup de problèmes physiques dus à la torture et aux abus qu'il a subis. Il en garde des traces, pas seulement dans son âme mais aussi dans son coeur. Il se bat pour rester en vie. Il se bat également pour les droits des autres prisonniers détenus avec lui ; pour améliorer leurs conditions ainsi que les siennes. Il a fait plusieurs grèves de la faim, seul ou avec d'autres prisonniers – espérant attirer l'attention sur les conditions à l'intérieur de la prison et pour protester contre sa torture.

Quand à moi, je suis toujours fatiguée, et je suis toujours dans l'attente. Cela fait sept longues années que Kassim a disparu. Ces années ont été si douloureuses, mais je sais que l'injustice que j'ai vécu va bientôt se terminer. Je ne me suis pas laissée aller à la haine ; Kassim, non plus. Au contraire, nous attendons sa libération. Nous voulons vivre nos vies et retrouver nos droits pour vivre dans la dignité comme tout citoyen et être humain. Nous regardons vers l'avenir quand la vérité sera entendue, quand nos droits seront restaurés et quand la justice sera enfin rendue.

Pour en savoir plus : http://www.giustiziaperkassim.net/

Source : aclu.org et blog.aclu.org