lundi 19 mars 2007

Balayer le Sahara - Une visite à Nouakchott

Par Clive Stafford Smith, 1er février 2007

Il y a quelques semaines, en visite à Guantánamo, je me préparais pour une rencontre avec Jamil El Banna, qui y est détenu. J’étais en train d’essayer de trouver comment lui annoncer la mort de sa mère. L’enterrement avait déjà eu lieu et il pourrait se passer des années avant qu’il puisse se rendre sur sa tombe. Naturellement, quand nous avons parlé, il s’est mis à pleurer, et à 80000 km de sa famille, il s’est senti encore plus seul.
La semaine dernière, j’étais à Nouakchott, en Mauritanie, pour essayer d’obtenir le rapatriement de deux autres prisonniers de Guantánamo. Je regardais mes emails durant un court break avant une rencontre avec le ministre de la Justice, quand j’ai appris que mon père était mort le matin même, dans sa maison de soins près de Cambridge. Je n’aurais pas un avion pour rentrer à Londres de sitôt, ce qui n’a fait qu’aggraver mon sentiment que le monde qui m’entourait m’était étranger. La chambre d’hôtel me rendait claustrophobe. Assis sur le balcon, j’entendais l’appel à la prière résonner à travers la ville.
Je regardai le désert du Sahara, qui s’étend des lisières de la ville à travers tout le continent africain. Pendant un moment, j’ai senti une analogie poignante entre la situation du client et celle de son avocat. Mais, en dernière analyse, la souffrance du client était plus grande.
Étant dans l’impossibilité de quitter la Mauritanie dans les 36 prochaines heures, je suis allé, avec deux collègues américains, rendre visite à la famille d’un autre prisonnier de Guantánamo, Mohammed Amin. Nous sommes allés dans une Toyota Landcruiser noire à leur maison – un trois-pièces avec toilettes à l’extérieur de la ville. Sur la route, nous avons doublé des caravanes d’ânes trottinant devant des charrettes charges de bidons d’eau, la seule “eau courante” que l’on connaisse dans leur quartier.
Mohammed a cinq soeurs et une maman mal en point. Son père est mort, et il n’y a pas d’autres frères. La famille est pauvre, dans un pays où le revenu moyen par tête est de moins de 250 £ [=365 €] par.
Mohammed n’est pas censé avoir fait quelque chose contre l’Amérique – et d’ialleurs personne ne le prétend. Il n’avait jamais été en Afghanistan jusqu’à ce que les US l’achètent à des Pakistanais pour une prime, et l’emmènent enchaîné à la base aérienne de Bagram. Il est néanmoins considéré comme un trublion par les US, car il a été parmi les grévistes de la faim les plus déterminés, se laissant dépérir en refusant de manger, pour demander un procès équitable pour tous.
Assis jambes croisées par terre dans la pièce principale, nous avons raconté son action courageuse à sa famille. Leur réponse nous a stupéfaits.
“Dites-lui d’arrêter sa grève de la faim ! Dites-lui d’obéir à ses geôliers ! Nous avons besoin de lui ici !”, s’est exclamée la sœur aînée de Mohammed. Elle a montré la terrasse de leur petite maison où elles prévoient de lui construire une chambre et le bâtiment de l’autre côté de la route, où elles espèrent qu’il pourra démarrer une boutique. “ Il n’aura jamais besoin de repartir d’ici. Même pas d’aller au centre-ville.”
Ce sont six femmes seules au monde. Elles parlent bien l’anglais, ce qui normalement devrait leur donner accès à de bons jobs. Mais leur peau est d’un noir foncé dans un pays où l’on favorise les Arabes dominants à la peau plus claire, et la discrimination à laquelle elles font face n’a fait que s’aggraver depuis que l’on sait qu’elles ont un frère à Guantánamo. Ces femmes doivent se battre pour trouver le moindre boulot subalterne.
J’ai alors pensé à mon frère et à ma sœur en Australie. Si j’étais moi-même enfermé à Guantánamo, ils n’auraient de cesse de me voir libéré. Mais ces femmes n’ont pas l’influence nécessaire pour pouvoir traverser Nouakchott et rencontrer les ministres mauritaniens, et encore moins de traverser l’Atlantique pour demander aux tribunaux de libérer leur frère. Et voilà que nous autres avocats avions traversé l’Océan pour les voir : elles se démenaient pour nous offrir un repas – du couscous, du mouton et des fruits étalés sur le tapis devant nous.
Dehors, lorsque nous repartions, nous avons vu un petit garçon de quatre ou cinq ans, tout de bleu vêtu. Il frottait frénétiquement avec une brosse de brindilles, faisant voler la poussière. Il avait l’air de vouloir balayer tout le Sahara. Dans quinze ans, où sera ce garçon ? Sera-t-il encore en train de balayer le sable dans quelque McJob, pour essayer de maintenir sa famille ? Ou arrivera-t-il, par miracle, à arracher une éducation et devenir une voix pour la démocratie dans cette partie du monde ? Ou plutôt, frustré par la futilité de son existence et l’inéquité du monde qui éclate sur les écrans de télévision même dans la rue la plus pauvre, rejoindra-t-il le Jihad contre ceux qu’il percevra comme ses oppresseurs ?

Original : Reprieve
Clive Stafford Smith est l’avocat de plusieurs détenus de Guantánamo et directeur juridique de l’ONG américano-britannique Reprieve.
Traduit de l’anglais par Fausto Giudice, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de reproduction, à condition d'en respecter l’intégrité et d’en mentionner sources et auteurs.

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