samedi 13 janvier 2007

"Un scandale et une anomalie de notre époque"

par Eric Glover, Courrier international, 11 janvier 2007 Manifesation devant l'ambassade US à Londres le 11 janvier 2007. Photo : AI

Triste anniversaire, ce jeudi, pour les droits de l'homme et aussi pour la justice américaine. Il y a cinq ans exactement que les premiers prisonniers arrivaient sur la base américaine de Guantanamo, à Cuba. C'était le 11 janvier 2002. La presse internationale s'émeut de ce qu'elle juge être une honte pour la démocratie.
"Je vous écris depuis l'obscurité du camp de détention américain de Guantanamo, dans l'espoir de faire entendre nos voix de par le monde. Ma main tremble en tenant mon stylo." Le quotidien californien Los Angeles Times publie la lettre adressée à son avocat par Jumah Al-Dossari, un ressortissant du Bahreïn âgé de 33 ans. "Le ministère de la Défense n'a pas classé ce courrier secret-défense", ajoute le journal américain.

"En janvier 2002, j'ai été arrêté au Pakistan, on m'a aveuglé avec un chiffon, on m'a menotté, on m'a drogué et mis dans un avion à destination de Cuba. Quand je suis sorti de l'appareil, je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où je me trouvais. J'ai ensuite été conduit dans le camp X-Ray et enfermé dans une cellule où je ne disposais que de deux seaux. L'un vide et l'autre rempli d'eau. Le premier était pour uriner et le second pour se laver."

"A Guantanamo, des soldats m'ont attaqué, mis à l'isolement, menacé de mort, menacé de tuer ma fille et dit que je resterais à Cuba pour le reste de ma vie. Ils m'ont privé de sommeil, forcé à écouter de la musique extrêmement forte et m'ont éclairé le visage avec des lumières très violentes. Ils m'ont placé dans des chambres froides durant des heures en me privant de nourriture, de boisson et de la possibilité d'aller aux toilettes ou de me laver pour la prière. Ils m'ont enveloppé dans le drapeau israélien en m'affirmant que la croix et l'étoile de David étaient en guerre sainte contre le croissant. Ils m'ont frappé jusqu'à ce que je perde connaissance. Ce que j'écris là n'est pas le produit de mon imagination. Ces faits sont parfaitement vérifiables auprès d'autres captifs, de représentants de la Croix-Rouge, des enquêteurs ou des traducteurs. Durant ces années à Guantanamo, j'ai été interrogé de nombreuses fois et on m'a demandé de reconnaître que j'appartenais à Al-Qaida et que j'étais impliqué dans les attaques contre les Etats-Unis. Je leur ai répondu que je n'avais aucun lien avec tout cela."

[NDLR Chronique de guantanamo : On peut lire une longue lettre de Jumah Al Dossari adressée à son avocat en juillet 2005]

La version d'Asif et de Ruhel, qu'invoque Esteban Beltrán Verdes dans El País, confirme en tout cas ces dires. Le président d'Amnesty International Espagne rapporte dans le quotidien espagnol le témoignage de ces deux anciens détenus qui, en juillet dernier, "ont raconté publiquement leur détention. Etiez-vous religieux avant d'arriver à Guantanamo ? Que faisiez-vous réellement en Afghanistan quand on vous a attrapé ? Voilà les questions qui leur ont été posées à longueur de journée. Et pourtant, l'un et l'autre ont finalement été libérés en mars 2004, sans aucune charge retenue contre eux."

"Malheureusement, ils resteront suspects toute leur vie", déplore Beltrán Verdes. "'Il n'y a pas de fumée sans feu'", telle est la voix du bon sens populaire. "Aujourd'hui, avec la politique du côté obscur du gouvernement américain, la présomption d'innocence est menacée d'extinction." D'ailleurs, relève plus loin l'auteur, "en suivant le (mauvais) exemple des Etats-Unis, plusieurs gouvernements ont justifié de graves abus en lançant leur propre croisade pour la 'sécurité'." "D'autant que le scandale ne se limite pas à Guantanamo, qui a fait oublier l'existence des prisons secrètes américaines.

En août 2006, il y avait 14 000 prisonniers dans de telles geôles des Etats-Unis à travers le monde", rappelle le quotidien britannique The Independent. Mais pour Esteban Beltrán Verdes, le site cubain est emblématique. "Guantanamo est non seulement un énorme drame humain, c'est aussi l'atteinte la plus grave aux droits humains depuis leur naissance formelle le 10 décembre 1948. Pourquoi cela ? Fondamentalement, parce qu'il a été conçu et développé dans une démocratie, dans le pays le plus puissant au monde. Des décisions prises au plus haut niveau." Il s'agit clairement d'"un scandale et d'une anomalie de notre époque."
Le quotidien La Libre Belgique rappelle que les détenus ont été "arrêtés pour la plupart en Afghanistan et au Pakistan, qu'ils ont été considérés comme des 'combattants ennemis' qui méritaient des procédures exceptionnelles. Donald Rumsfeld, le ministre de la Défense de l'époque, les a présentés comme 'des tueurs parmi les mieux entraînés et les plus féroces de la planète'." Pourtant, relève le quotidien britannique The Independent, "cinq ans plus tard, aucun de ces 'pires des pires' n'a été jugé. Seuls dix détenus ont été inculpés, tandis que plusieurs centaines ont été renvoyés chez eux et libérés.

Pendant ce temps, trois se sont suicidés, et au moins quarante autres ont essayé. Dans le cas des trois suicides, les avocats estiment que c'est la conséquence du désespoir mais le commandant de la base a affirmé qu'il s'agissait 'd'un acte de guerre asymétrique dirigé contre nous'." En outre, complète The Independent, "il y a lieu de s'inquiéter pour la santé mentale de plus de 400 des prisonniers". C'est-à-dire de presque tous, puisque El País précise que la prison contient encore "quelque 430 personnes de 35 nationalités".

"Certes, la prison de Guantanamo ne ressemble plus aux cages des premiers jours. Elle a été modernisée. Le président Bush a aussi accepté en juillet dernier d'appliquer les conventions de Genève, mais le mal est fait, aux yeux de nombreux juristes", constate La Libre Belgique. Le quotidien bruxellois fait part de la colère d'Amnesty International qui organise ce jeudi des manifestations aux Etats-Unis, en Europe, en Israël et au Japon pour réclamer la fermeture définitive du lieu : "Il s'agit de détentions arbitraires, en violation du droit international relatif aux droits humains."

Et c'est ce même point qui secoue le quotidien britannique The Herald, dont l'éditorial réclame également la fermeture du site en s'offusquant que Tony Blair ait associé le Royaume-Uni à cette honte pour la démocratie. "Il est grand temps que le gouvernement britannique fasse tout ce qui est en son pouvoir pour que ce lieu ferme. Il n'y a qu'à juger ceux à qui on a quelque chose à reprocher. Le Royaume-Uni a été un pays précurseur dans l'application de plusieurs des concepts liés aux droits humains, dont celui du droit de chacun à un procès loyal et de l'égalité de tous devant la loi. Ce sont de telles qualités qui nous distinguent des terroristes et des dictateurs qui nous menacent. Le rééquilibrage de la balance entre liberté et sécurité, même dans le contexte du réel danger que représente le fondamentalisme islamique, ne doit pas embrasser les démons que nous prétendons combattre."
Source : http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=69820

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