samedi 6 janvier 2007

L’interminable attente d’un procès dans une guerre aux frontières floues : l’affaire Ali Al Marri aux USA

Par Adam Liptak, The New York Times, 5 janvier 2006
Ali Al Marri, que le gouvernement qualifie d'agent dormant d'Al Qaïda et est la seule personne à être détenue en tant que combattant ennemi sur le territoire usaméricain, passe ses journées en confinement solitaire dans une petite cellule du navire de détention de la Marine à Charleston en Caroline du Sud. Selon ses avocats, quand il est d'humeur à faire de l'ironie il appelle la cellule sa villa.
C'est là que Marri attend des nouvelles de sa femme et de ses cinq enfants qu'il a vus pour la dernière fois en 2004, juste avant son arrestation à Peoria, Illinois, où il étudiait l'informatique à la Bradley University.
Des mots d'une lettre de l'épouse d'Ali Al Marri sont raturés

Les lettres arrivent mais avec beaucoup de retard et après avoir été caviardées par la censure militaire. Un courrier que lui avait envoyé sa femme il y a 10 mois vient juste de lui parvenir. Il commençait par une invocation musulmane courante, mais un mot avait été biffé. Marri est pratiquement certain que c'était « Allah. »Mais surtout, Marri attend ce que dira une cour fédérale d'appel, qui doit bientôt statuer sur une des questions les plus pressantes pour le droit usaméricain, question que son affaire pose de manière très claire : Le gouvernement peut-il détenir indéfiniment un étranger vivant légalement aux USA, sans inculpation et sans présentation devant les tribunaux?
Marri, 41 ans et citoyen du Qatar, demande le droit de contester l'assertion du Président Bush selon laquelle il est un terroriste et « un grave danger pour la sécurité nationale des USA. »L'administration Bush affirme que les tribunaux ne peuvent remettre en question le président quand il décide que quelqu'un est un combattant ennemi, au moins quand cette décision concerne des ressortissants étrangers. La détention de combattants est plus l'affaire des militaires que celle des civils, explique l'administration qui ajoute que son objectif n'est pas de punir le prisonnier mais de l'empêcher de retourner sur le champ de bataille.
Les implications de cette position sont ahurissantes selon une note ajoutée le mois dernier au dossier judiciaire de M. Marri par quelques 30 professeurs de droit constitutionnel. On lit dans cette note que « l'interprétation gouvernementale serait une grave menace pour les libertés de plus de 20 millions d'étrangers qui résident aux USA, les exposant aux risques d'être détenus indéfiniment et sans aucun recours sur la base de rumeurs sans fondement, d'erreurs d'identité, du désespoir d'autres détenus soumis à des interrogatoires coercitifs et des mensonges délibérés de la part de vrais terroristes »
Pour Catherine M. Blomquist, porte-parole du Département de la Justice, cette affirmation est discutable. « De tous les terroristes actuellement détenus par l'armée des USA, Al Marri est le seul à avoir été capturé aux USA," a dit Mme Blomquist, ajoutant que l'idée que des millions de gens courent un risque est "sans fondement et absurde. »
Elle explique que le placement par M. Bush de M. Marri dans la catégorie des combattants ennemis était basé sur des preuves substantielles dont « son association avec Khalid Sheikh Mohammed, le cerveau des attentats du 11 septembre ainsi que des fichiers trouvés dans son ordinateur et relatifs à des armes chimiques de destruction massive. »
M. Marri maintient être innocent, indiquent ses avocats. Mais ces derniers, au lieu d'apporter une réfutation point par point des assertions détaillées du gouvernement, appellent l'accusation à présenter devant un tribunal les preuves qui les étayent.
« Dans une société civilisée et conformément au droit et aux traditions usaméricains, » déclarent conjointement Jonathan Hafetz, un des avocats de M. Marri, et le Brennan Center for Justice de la faculté de droit de l'Université de New York, « le gouvernement a l'obligation d'apporter des preuves à son dossier d'accusation. »
Interviewé par téléphone depuis Qatar, Mohammed Marri, un des frères de M. Marri, rejette l'accusation selon laquelle son frère serait un terroriste. « C'est complètement faux, » a-t-il affirmé.
Un troisième frère, Jarallah, est à Guantanamo Bay, détenu comme ennemi combattant sur la base de l'accusation d'avoir visité un camp d'Al Qaïda. « Ce n'est pas une manière convenable de traiter des ressortissants de pays étrangers, » a expliqué Mohammed Marri à propos de ses frères et d'autres détenus. « S'ils sont coupables, alors il faut le prouver en justice. »

Un Club très fermé
Le navire de détention de Charleston peut accueillir 288 prisonniers militaires et 6 combattants ennemis, mais il n'y a jamais eu plus de 3 personnes dans le club très fermé des combattants ennemis. Deux d'entre elles en sont maintenant parties;
L'un, Yaser Hamdi, a été libéré et envoyé en Arabie Saoudite après que la Cour Suprême des USA l'eut autorisé, en 2004, à contester sa détention; Jose Padilla a été remis aux juridictions criminelles de droit commun l'an dernier, juste au moment où la Cour Suprême allait examiner son dossier. Il ne reste plus que M. Marri.
Hamdi et Padilla sont citoyens usaméricains mais pas M. Marri. Ils ont été capturés à l'étranger ou sur le chemin du retour vers les USA tandis que M. Marri menait ce qui ressemblait à une vie ordinaire avec sa famille et son minivan à Peoria, une ville souvent caricaturée comme la plus ordinaire du pays.
Le gouvernement soutient, par la déclaration partiellement déclassifié de Jeffrey N. Rapp, un haut responsable du renseignement et dans un livre récent de John Ashcroft, ancien ministre de la Justice, que Marri était un agent dormant d'Al Qaïda envoyé aux USA pour commettre des tueries massives et perturber le fonctionnement du système bancaire.
Ces affirmations n'ont pas été testées devant un tribunal et les organisations des droits humains disent qu'elles se fondent sur des preuves sans valeur. Dans une note rédigée en novembre, les avocats de deux des trois membres du groupe écrivent que « les allégations de la déclaration de Rapp ont leur source dans la torture de deux hommes interrogés à Guantanamo Bay et dans d'autres lieux de détention : Khalid Sheikh Mohammed et Mustafa Ahmed Al Haoussaoui.”
Le gouvernement présente M. Haoussaoui comme un des financiers des attentats du 11 septembre.
La déclaration de M. Rapp cite l'opinion personnelle de M. Mohammed, souvent évoqué par ses initiales K.S.M. « K.S.M. Considérait Al Marri comme l'agent dormant idéal, » écrivait M. Rapp.

Maintenu à l'isolement
Selon les pièces de procédure, M. Marri a été maintenu à l'isolement à bord du navire de détention de la marine et soumis à de durs interrogatoires. Les interrogateurs menaçaient de l'envoyer en Égypte ou en Arabie Saoudite selon une requête en défense déposée en son nom en 2005, endroits où, lui avait-on, dit, il serait torturé et sodomisé et sa femme violée sous ses yeux. »
Andrew J. Savage, qui représente aussi M. Marri, a déclaré dans un récent entretien : « Au cours de l'hiver 2005, j'ai sincèrement pensé qu'il était en train de perdre la tête. Il m'avait fait comprendre de manière indirecte que peut-être il ne pourrait pas tenir le coup, que son esprit lui jouait des tours. »
Les défenseurs de Padilla avaient affirmé que le temps passé par leur client au cachot avait été si éprouvant qu'il en était devenu inapte à être jugé. Mais alors que Padilla était passif, Marri s'est montré rétif. Il posait du papier toilette humide sur la caméra de surveillance par exemple. On le sanctionnait en lui retirant son matelas, son Coran et ses produits d'hygiène, papier toilette compris.
« Pratiquement rien ne peut le distraire de son supplice," ont écrit ses avocats dans la requête en défense, "et il s'inquiète en conséquence de sa souffrance et des dégradations qu'il endure."
Grâce peut-être à cette requête en défense, ses conditions de détention se sont améliorées.
La première fois que les avocats de M. Marri ont été autorisés à le voir en octobre 2004, après la décision prise dans l'affaire Hamdi, M. Marri se trouvait derrière une barrière transparente, pieds et mains liés par des menottes liées à une chaîne ventrale fixée au sol. Des responsables des renseignements militaires et du quartier de détention étaient présents, et la conversation avait été vidéo-enregistrée.
Au cours d'une visite récente, M. Savage dit avoir rencontré son client dans un parloir. M. Marri, qui n'était pas entravé portait des lunettes élégantes et non des lunettes fournies par l'administration carcérale. Il portait également une montre, ce qui lui permettait plus facilement de connaître le moment de la prière.
M. Savage lui avait apporté du hoummous et du pain pita. « Nous nous sommes assis, il a rompu le pain et nous avons eu trois heures et demie de conversation non épiée. »
M. Marri a désormais le droit de regarder la télévision le soir, sauf les informations. Il lit des journaux et des magazines, mais ils sont caviardés. « Le personnel du navire de détention en retire tous les articles ayant trait à la guerre contre le terrorisme, » explique dans une pièce de procédure de juillet la Commodore Stephanie L. Wright, l'officier qui dirige la détention.
Parfois cela fait un journal bien mince. "Tout que j'ai c'est les sports et des nécrologies," s'est plaint M. Marri, rapporte M. Savage. Il critique le dernier numéro reçu , disant qu'il ne parle pas assez de football.
Le département de la Défense a autorisé des journalistes et d'autres personnes à visiter les installations de Guantanamo, où est détenu, avec 400 autres hommes, Jarallah, le frère de M. Marri. Tous les prisonniers de Guantanamo sont des étrangers qui ont été capturés à l'étranger. Le gouvernement n'a pas affirmé que les deux frères travaillaient ensemble;
Le Département de la Défense a refusé une récente demande pour inspecter le navire de détention de Charleston. Le Commodore J.D. Gordon, un porte parole, a invoqué des « préoccupations sécuritaires concernant la détention d'un agent lié à Al Qaïda en territoire usaméricain, » une allusion à M. Marri. « Notre politique a toujours été de traiter tous les détenus humainement. »

Retour aux USA
Alors jeune homme, M. Marri avait passé huit ans aux USA, obtenant un diplôme de premier cycle en administration d'entreprise à Bradley. Pour son retour aux USA, 10 ans plus tard, il ramena sa famille.
Dans sa déclaration, M. Rapp notait que le profil de M. Marri « différait significativement de celui des autres terroristes du 11 septembre 2001. » Rapp affirmait que ces différences faisaient que M. Marri était des plus intéressants pour Al Qaïda.
Les années écoulées entre les deux passages de M. Marri à Bradley sont un mystère. Le gouvernement dit qu'il s'est entraîné dans un camp d'Al Qaïda en Afghanistan pendant environ un an entre 1996 et 1998, se spécialisant dans les poisons. Le gouvernement dit également que M. Marri a visité brièvement les USA en 2000, ce qu'a nié M. Marri.
Rapp écrit qu'en 2001, M. (Khalid Sheikh) Mohammed a présenté Marri à Oussama Ben Laden. M. Marri « s'offrit pour être un martyr d'Al Qaïda. »
« Les instructions d'Al Qaïda pour Al Marri étaient qu'il devait impérativement arriver aux USA avant le 11 septembre 2001, et qu'en cas d'impossibilité il devrait annuler tous ses plans et aller au Pakistan, » écrit M. Rapp.
La famille Marri est arrivée à Peoria le 10 septembre 2001.
M. Marri a vite retenu l'attention du F.B.I. Qui l'interrogea pour la première fois à peine un mois plus tard. En décembre, des agents fouillèrent son ordinateur portable, y trouvant « des éléments compatibles avec les procédés et les méthodes associés à Al Qaïda, » écrit M. Rapp. M. Marri fut arrêté le 12 décembre 2001 et retenu comme témoin matériel à la demande de procureurs de New York. Il fut inculpé deux mois plus tard de fraude à la carte bancaire. En janvier 2003, le gouvernement ajouta les accusations de mensonge à des agents fédéraux et à des institutions financières et d'usurpation d'identité. M. Marri plaida non coupable. Sa famille est, depuis, retournée au Moyen-Orient.
Pendant un an et demi, le gouvernement traita le dossier comme une affaire criminelle conventionnelle. Dans son livre « Plus jamais ça, » publié en octobre, M. Ashcroft écrit que M. Marri « a repoussé de nombreuses offres pour améliorer son sort » en coopérant avec les enquêteurs. « Il tenait, » écrit Ashcroft « à devenir un 'cas difficile'. »
En juin 2003, alors que le moment du procès approchait, le gouvernement changea brusquement de cap, retirant M. Marri à la justice criminelle pour le placer pour une durée indéfinie en détention militaire. Ce qui signifie, écrira plus tard M. Ashcroft, que M. Marri peut être détenu « au moins jusqu'à la fin de la guerre avec Al Qaïda. »
Dans son empressement à transférer M. Marri, le gouvernement court-circuita le dossier criminel. Informé qu'un juge fédéral de Peoria autoriserait les avocats de M. Marri à présenter une requête visant à s'opposer au transfert tant que les poursuites criminelles n'étaient pas éteintes, le gouvernement accepta d'abandonner les charges criminelles avec préjudice, ce qui veut dire que les accusations ne peuvent plus être réintroduites.
Toutefois, la décision n'empêcherait pas le gouvernement d'accuser M. Marri des autres crimes présentés dans la déclaration de M. Rapp.
La déclaration a atteint l'objectif pour lequel elle avait été conçue. En août, elle a convaincu Henry F. Floyd, un juge fédéral de Spartanburg en Caroline du Sud, de refuser une demande d'habeas corpus contre la détention de M. Marri. Énonçant que M. Marri n'avait "offert rien de plus qu'une dénégation générale" des affirmations figurant dans la déclaration, le Juge Floyd rejeta la demande.
Aucune partie n'était satisfaite de cette décision. M. Marri fit appel auprès de la Cour d'appel de Richmond au motif que le président n'avait pas le pouvoir de le détenir en tant que combattant ennemi.
Ses avocats affirment que le cas d'un étranger résidant légalement aux USA diffère de celui d'un soldat capturé sur un champ de bataille. Et même si le président dispose de ce pouvoir, il devrait lui être exigé d'étayer ses assertions par des preuves.
Le gouvernement soutient que le juge Floyd a consacré trop de temps à entendre M. Marri et cite la récente loi sur les Commissions militaires qui dispose que les tribunaux n'ont pas compétence pour entendre les recours de tout étranger « que les USA ont déterminé comme ayant à juste titre été détenus en tant que combattant ennemi. »
L'affaire sera entendue le 1er février.
Le gouvernement a offert à M. Marri un lot de consolation au cas où la Cour d'appel rejetterait sa requête : il pourrait essayer de convaincre un tribunal de révision du statut de combattant convoqué par le Département de la Défense qu'il n'était pas un combattant ennemi. Ce serait, semble-t-il une première sur le territoire national, toutes les situations similaires connues s'étant produites à Guantanamo Bay.

Une autre façon de voir
Dans une note présentée en novembre, huit anciens membres du Département de la Justice, dont Janet Reno, responsable de ce Département sous Clinton, affirment que retirer M. Marri du système pénal alors que le jugement de son affaire était proche « a donné l'impression d'une manipulation de la procédure judiciaire. » La note énumère plusieurs qualifications criminelles existantes pour poursuivre des personnes accusées de terrorisme et qui ont permis de mener des poursuites avec succès.
« Le système judiciaire a prouvé qu'il pouvait traiter ces affaires, » a déclaré Mme Reno dans une interview. « La capacité du président à désigner quelqu'un comme un combattant ennemi, sans procédure ni régulation, n'a tout simplement aucun sens et elle n'est pas nécessaire; »
Mme Blomquist, porte parole du Département de la Justice a déclaré : « Si nous respectons les opinions des anciens responsables du département de la Justice, les USA ne peuvent se permettre de régresser vers une tournure d'esprit d'avant le 11 septembre qui traite le terrorisme simplement comme un problème d'application de la loi dans notre pays. »
Récemment, M. Marri a raconté un fantasme à un de ses avocats. « J'adorerais être emmené en Arabie Saoudite : ils m’en feraient voir de toutes les couleurs pendant six mois » a-t-il dit selon M. Savage. « Ce serait brutal, mais au moins ça aurait une fin. »

Original : The New York Times
Traduit de l’anglais par BB et révisé par Fausto Giudice, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de reproduction, à condition d'en respecter l’intégrité et d’en mentionner sources et auteurs.
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