mardi 7 août 2007

Plongée au cœur des prisons secrètes de la CIA

par Benoît Vitkine, Le Monde, 7 août 2007

Que s'est-il passé dans les prisons secrètes de la CIA où ont été enfermés nombre de suspects de terrorisme après les attentats du 11 septembre ? Dans son édition datée du 13 août, le magazine américain New Yorker propose une plongée dans ces sites secrets où, malgré les dénégations officielles, la torture semble avoir été pratiquée à grande échelle et de façon systématique. La journaliste, Jane Mayer, appuie son enquête sur un rapport confidentiel du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui a eu accès aux témoignages de quinze suspects désormais détenus à Guantánamo. Le rapport du CICR est confidentiel, l'organisation estimant la discrétion nécessaire à la poursuite de son travail.
Ses conclusions sont sans appel. Les responsables américains impliqués dans le programme de la CIA ont commis des "crimes sérieux", en violation de la convention de Genève et de la législation américaine, selon l'auteure de l'article. Au point que de nombreux agents de la CIA commenceraient à s'inquiéter et chercheraient à couvrir leurs arrières sur le plan judiciaire.

INTERROGATEURS FORMÉS SUR LE TAS AUX TECHNIQUES DU KGB
La genèse du programme des prisons secrètes remonte, selon la journaliste, au 17 septembre 2001, date à laquelle le président Bush a autorisé la formation d'unités paramilitaires chargées de capturer ou de tuer des cibles désignées comme terroristes dans le monde entier. A cette époque, la CIA manquait d'agents aguerris dans le domaine des interrogatoires. Des officiers ont alors épluché les archives de l'agence jusqu'à retrouver trace du plan Phoenix, utilisé par l'armée américaine au Vietnam entre 1970 et 1971, et devenu une source d'inspiration pour l'agence. Les responsables du renseignement se sont aussi tournés vers leurs alliés plus expérimentés dans la lutte antiterroriste, demandant particulièrement des conseils à l'Egypte, à la Jordanie et à l'Arabie saoudite, des pays régulièrement pointés du doigt par le département d'Etat pour leurs manquements en matière de droits de l'homme.
Quand les premiers suspects ont été capturés, la CIA n'était pas prête, et ses chefs ont alors fait appel à des "sous-traitants" extérieurs, aux méthodes décrites par le monde du renseignement comme "proches du film Orange mécanique [de Stanley Kubrick]", rapporte Jane Mayer. Ces hommes, des anciens psychologues militaires, n'avaient jamais pratiqué la torture mais avaient enseigné aux soldats comment y résister. Sous le commandement américain, ils ont pratiqué simulation de noyade, privation de sommeil, isolement, exposition à des températures extrêmes, exposition à des bruits assourdissants, humiliations sexuelles et religieuses.
Le Pakistanais Abou Zoubaydah, arrêté en mars 2002, fut soumis, rapporte Jane Mayer, à des simulations de noyade et confiné dans une cage – "la niche" – si petite qu'il ne pouvait pas se lever. Ces experts diplômés employaient un schéma de torture calqué sur les méthodes du KGB. L'objectif final du processus était de donner aux détenus la certitude que rien ni personne ne pourrait plus les sauver. Un objectif atteint, notamment, en retirant au suspect sa capacité à envisager le futur – quand sera son prochain repas, quand il pourra aller aux toilettes – et en le privant au maximum de toute perception sensorielle – en le confinant, par exemple, dans une pièce sans odeur, sans lumière, sans son. "Le KGB utilisait ces méthodes contre des individus qui s'étaient retournés contre l'Etat et obtenir d'eux des aveux inventés. Le KGB ne cherchait pas du renseignement", s'insurge dans le New Yorker Steve Kleinman, un colonel de réserve opposé au programme secret de la CIA.

"RETIRER TOUTE DIGNITÉ AU DÉTENU"
Au fil des mois, les méthodes se sont affinées, explique Jane Mayer. Chaque étape pour casser un homme était prévue, codifiée. A tel point qu'avant chaque nouvelle torture, "vous savez ce que va dire chaque détenu, parce que vous l'avez déjà entendu", confie un expert extérieur à la CIA, qui avait connaissance du protocole employé. Ce qui fait dire à la journaliste qu'aucune comparaison n'est possible entre le programme de la CIA et les abus – sanctionnés – de Guantánamo ou Abou Ghraïb, commis par des agents mal entraînés ou déséquilibrés. Chaque transfert, chaque interrogatoire a fait l'objet de plusieurs autorisations et rapports détaillés remontant au plus haut niveau de responsabilité.
Les tortures pratiquées par les agents de la CIA auraient poussé un détenu yéménite à tenter de se suicider trois fois. Pendant des semaines, voire des mois, dans sa cellule étaient diffusés des bruits assourdissants, de la musique ou des ricanements tirés de films d'horreur. Ces pressions psychologiques, de l'avis de tous les détenus interrogés, étaient plus difficiles à supporter que les abus physiques.
Autre cas cité par la journaliste, celui de Khalid Cheikh Mohammed, considéré comme l'architecte des attentats du 11 septembre. Après son arrestation, en mars 2003, Mohammed est transféré dans une prison secrète sur le sol polonais. Il subit alors maintes humilitations. Gardé nu pendant sept jours, il aurait ensuite été interrogé par un nombre inhabituel d'agents femmes, avant d'être suspendu par les bras au plafond de sa cellule, ses orteils touchant à peine le sol.

KHALID CHEIKH MOHAMMED TRANSFÉRÉ EN POLOGNE
Le témoignage de Khalid Cheikh Mohammed permet aussi d'apporter un éclairage sur un autre point. Lors de sa détention, il affirme avoir vu une bouteille d'eau minérale portant des inscriptions en polonais, ce qui viendrait corroborer les accusations du Conseil de l'Europe, qui estime que Varsovie a accueilli sur son territoire des lieux de détention gérés par la CIA.
Pour quels résultats a été mis en place ce dispositif complexe, secret, qui a suscité nombre de débats au sein de l'administration américaine ? Le général Michael Hayden, directeur de la CIA, a affirmé à plusieurs reprises que le programme des prisons secrètes était "irremplaçable". Quant au président Bush, il estime que le travail réalisé par la CIA a permis de "sauver des vies", en "empêchant de nouvelles attaques".
Mais l'exemple de Khalid Cheikh Mohammed, qui a subi plusieurs des tortures prévues par la CIA et connu les prisons de l'agence sur les sols afghan, polonais et cubain (à Guantánamo), est troublant. En tout, Mohammed a endossé la responsabilité de trente et un complots terroristes, un chiffre que les experts jugent "improbable", même pour un terroriste de haut rang. Parmi les crimes dont il s'est attribué la paternité, outre les attentats du 11 septembre, des projets d'attentats contre Bill Clinton, Jimmy Carter ou le pape Jean Paul II. Mais aussi l'assassinat du journaliste américain Daniel Pearl en 2002 au Pakistan. La version des faits donnée par Khalid Cheikh Mohammed est réfutée par les proches de Pearl. Son père, Judea, résume l'opinion de la famille : "Mohammed peut bien affirmer qu'il a tué Jésus, il n'a rien à perdre." La torture, au final, ne semble pas conduire à la vérité.
Selon Jane Mayer, le programme des "black sites" de la CIA a bien été abandonné à l'automne 2006, après les annonces en ce sens de George Bush et le transfert des derniers détenus des prisons secrètes vers Guantánamo. Mais la Maison Blanche se refuse toujours à désavouer les "interrogatoires améliorés", pourtant illégaux sur le sol des Etats-Unis. Ce qui signifie, selon la journaliste, que les agences de renseignement américaines peuvent continuer à détenir indéfiniment des suspects sur des sites secrets, sans aucune base juridique.

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