Ils se sont présentés chez lui à minuit –c’est classique - mais ce n'était pas une banale descente de police. Les hommes armés qui se tenaient sur le palier de Moazzam Begg ne portaient pas d'uniforme. Sans un mot, ils ont jeté à terre le travailleur humanitaire britannique et lui ont attaché les bras et les jambes dans le dos. Avant qu'ils ne lui mettent une cagoule sur la tête, il a pu voir certains d'entre eux se diriger vers les chambres où dormaient sa femme et ses enfants. D’autres hommes l’ont chargé à l'arrière d'une Jeep. Pendant qu’elle filait dans les rues d’Islambad, quelqu’un a soulevé sa cagoule juste assez pour qu’il puisse voir un Américain brandissant une paire de menottes : « Je les ai eues de la veuve d’une victime du 11/9 », a-t-il dit hargneusement avant de les refermer sur les poignets déjà entravés du prisonnier.
C'est ainsi qu'ont commencé les trois années de Begg dans la peau d'un « combattant ennemi » de « la guerre contre le terrorisme ». Son ordalie a été ponctuée de menaces, de coups, d'isolement, d’humiliations, de dégradations et de conseils par un psychiatre militaire US sur la meilleure manière de se suicider. Il a vu deux de ses compagnons de détention se faire tuer par des gardiens. On lui a dit qu'on l'avait envoyé en Égypte pour pouvoir le torturer, et on lui a fait croire que la femme qui hurlait de douleur dans la pièce à côté était la sienne.
Ce genre de traitement pourrait transformer le plus modéré des individus en extrémiste. Je m'attendais à rencontrer un homme crachant du venin, débordant de colère justifiée et de ressentiment. Mais Begg, qui me reçoit dans le salon de sa maison jumelée à Birmingham, est surtout stupéfait qu'on ait pu le prendre pour un terroriste. « Je n'admets pas l'usage de la violence et le massacre de civils innocents », déclare-t-il avec emphase. Loin de chercher à se venger, il a réfléchi à un plan de paix inédit qui pourrait sauver les vies de centaines de soldats américains et britanniques.
Depuis qu'il a été libéré en 2005, Begg travaille pour Cageprisoners, une organisation qui lutte pour la libération des prisonniers de Guantánamo et des plus de 70 détenus « disparus » dans camps « fantômes » US. « L’Amérique nie les détenir », dit-il. « Il leur arrive pourtant d'annoncer qu'une personne qu’ils ont toujours prétendu ne pas détenir, et qui a disparu depuis cinq ans, a été envoyée à Guantanamo. »
Begg travaille également en étroite collaboration avec Amnesty International et vient de participer au lancement par l'organisation de deux campagnes de mobilisation, dont l’une, la semaine Protégeons les humains, commence le 13 octobre « Je prends souvent la parole dans des lieux où je suis le seul à avoir la peau foncée », raconte-t-il. « Toutes les fois où j'ai pensé que j'allais me heurter à un public hostile, je me suis trompé. Cela me donne de l'espoir. » Il soutient aussi la campagne Désabonnez-vous qui démarre mardi : une tentative de mobiliser les internautes pour qu’ils sortent de la « guerre contre le terrorisme » de la même manière qu’on se désabonne d’une liste de diffusion.
Je suis intrigué de voir qu’un Musulman qui a tant souffert entre les mains de l’Occident ait pu devenir un champion de ses idéaux les plus chers – les droits civiques et le règne de la loi. Mais Begg ne voit là aucune contradiction. De tels principes étaient contenus dans le Coran des siècles avant que le Roi Jean signe la Magna Carta. « L’équivalent de l’habeas corpus est décrit dans des versets du Coran qui parlent des droits des individus à avoir des témoins et des preuves. »
Il a rencontré Martin McGuinness, ancien commandant de l'IRA (Armée républicaine irlandaise) et aujourd'hui vice-Premier ministre d'Irlande du Nord, et cela lui a donné des idées : il veut écrire un livre pour expliquer comment on pourrait mettre fin de façon pacifique à cette « guerre contre le terrorisme ». Selon lui, le temps est venu pour les gouvernements et les terroristes de commencer à se parler. « C'est la seule voie possible », affirme-t-il. Pour appuyer ses propos, il cite un passage du discours du ministre de la Défense britannique, Des Browne, lors du congrès du Parti travailliste, en septembre dernier : « À un moment ou un autre, il faudra bien que les Taliban soient impliqués dans le processus de paix en Afghanistan parce qu'ils ne vont pas quitter le pays. » « C'est peut-être difficile à admettre, mais c'est la réalité », commente Begg. « Les Taliban ne sont pas des Martiens. »
À première vue, l'idée que George Bush et Oussama Ben Laden puissent un jour s'asseoir à la même table semble grotesque. Mais on en disait autant de McGuinness et de Paisley : « Il ne s’agit pas simplement d’Oussama Ben Laden », dit Begg. « Il y a beaucoup d’autres gens auxquels ils auraient pu et du parler et dans certains cas, même s’ils le nient, auxquels ils ont parlé. »
Si le discours de la "guerre contre le terrorisme" se décline en noir et blanc, Begg voit plutôt les choses en gris. « Pour eux, soit on est avec Ben Laden, soit on est avec Bush, précise-t-il. Mais moi, comme la majorité des gens, je suis entre les deux. » S'il n'est pas un terroriste, il admet avoir pensé à s'engager comme combattant dans forces bosniaques au début des années 1990. « Je crois que les gens ont le droit de résister à l'occupation en Afghanistan et en Irak », poursuit-il. Pour beaucoup de Britanniques et d'Américains, cela suffit à faire de lui « l'un des leurs », et non « l'un des nôtres ». Mais cela ne fait pas de lui un combattant, ni un terroriste ni un membre d'Al Qaïda.
Un autre reproche que lui font beaucoup de gens, c’est qu’il a installé sa jeune famille à Kaboul pour monter une école de filles à l’apogée du pouvoir Taliban. Begg apprécie les tentatives des Taliban pour reconstruire l’Afghanistan après des décennies de guerre mais il ajoute : « Je ne pense pas qu’ils avaient la moindre idée sur la manière de gouverner le pays. Je les ai vus faire des choses qui retournaient complètement la population contre eux. »
Sa capacité à faire la part du bon et du mauvais dans un monde polarise s’applique aussi à ses geôliers américains : « Je serais heureux de qualifier certains d’entre eux d’amis », dit-il. Une femme soldat lui a donné des confiseries lorsqu’elle a découvert que les prisonniers n’avaient pas eu de nourriture le jour de l’Aïd El Fitr, la fête de la fin du Ramadan. Une telle fraternisation avec l’ennemi est un crime grave selon le code militaire US. Un autre, un vetééran du Vietnam originaire du Sud profond, dont certains camarades avaient été tortures, était dégoûté de voir son pays tomber dans les mêmes travers.
Peut-être sa perspective équilibrée lui vient-elle de son éducation œcuménique. Fils d’un banquier devenu homme d’affaires, Begg a fréquenté une école primaire juive. Plus tard, son père a été lié à une femme britannique qui lui a fait découvrir Noël. À 14 ans, il était dans une bande qui se battait contre de skinheads racistes. Ce n’est qu’à la fin de son adolescence qu’il a redécouvert la religion qui allait l’inspirer, et lui causer tant de misères.
Azmat, le père de Moazzam, s'est battu sans relâche dès le premier jour pour sa libération.
Après sa capture, Begg a été conduit d’ Islamabad à Kandahar, traîné (littéralement, NdT) dans la boue, fouillé à nu et jeté dans une « cellule » faite de barbelés et pourvue en tout et pour tout d’une couverture et d’un seau. La cellule se trouvait à l’intérieur d’une écurie reconvertie avec un éclairage et un son bruyant 24 heures sur 24. Dépouillé de son identité, il ne lui restait plus qu’un numéro : le 558.
De là il a été amené dans une ancienne usine russe à la base aérienne de Bagram, où un garde lui a donné un exemplaire du livre Catch-22, portant un tampon : « Approuvé par les Forces US ». C’était un cadeau tout indiqué : comme le héros de Joseph Heller, Yossarian, Begg se trouvait face à un dilemme. Les Américains arguaient que s’il était coupable d’avoir aidé Al Qaïda, sa place était en prison; pour ses geôliers, le simple fait qu’il était détenu signifiait qu’il devait donc être coupable d’avoir aidé Al Qaïda.
Begg a accueilli avec plaisir la nouvelle qu’il allait être emmené à Guantánamo. « Les gens disaient que là-bas, on aurait des repas chauds » Plus important, disaient-ils, vous aurez des avocats. Cela a pris encore vingt mois, mais grâce à ces avocats, Begg – qui avait été désigné pour être le premier à comparaître devant les tribunaux bidon du camp – a au lieu de cela été le premier à être remis en liberté.
Si cet homme est un terroriste, il le cache bien. Et ceux qui croient encore au raisonnement à la Catch-22 ont eu beaucoup de mal à prouver leurs allégations. La vie de Begg a été disséquée sans qu’aucune preuve ait pu être produite à sa charge.
Prenez par exemple cette photocopie d’un ordre de transfert d’argent – qui aurait été trouvée dans un camp d’Al Qaïda en Afghanistan – qui est censée avoir déclenché son kidnapping. Ni Begg et ses avocats ni aucun tribunal n’a vu ce document. Il est censé établir un transfert entre filiales d’une même banque à Londres et Karachi, mais le numéro de compte, la date et le montant sont secrets. Et personne n’a pu fournir une explication plausible de la raison pour laquelle elle se serait retrouvée dans un camp en Afghanistan. Begg : “Là-bas, il n’y avait pas de banques.”
L’exemple le plus pernicieux des allégations à la Catch-22 est le fait qu’il a été arrêté dans le cadre des lois anti-terroristes britanniques lors d’une descente dans sa librairie à Birmingham en 2000. Il avait alors été relâché sans inculpation. Aux yeux de ceux qui le critiquent, cela implique que les services de renseignement le soupçonnaient déjà, ce qui donnerait du poids aux allégations qu’i l’ont fait échouer à Guantánamo. Une interprétation plus simple est que les persécutions contre lui avaient déjà commencé dans son pays, la Grande-Bretagne.
Le livre de Moazzam Begg
Source : http://news.independent.co.uk/people/profiles/article3035941.ece
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