Premier volet d'une enquête sur ces détenus arrêtés illégalement en Bosnie en 2001 suite à des pressions américaines.
Ils sont en route pour la base militaire américaine de Guantanamo Bay, à Cuba, où ils seront parmi les premiers occupants de la fameuse prison. Pourtant, quelques heures avant leur transfert, les plus hautes instances judiciaires bosniaques avaient rendu deux décisions interdisant expressément une telle opération: l’une innocentant les six du complot contre la mission américaine, pour lequel ils étaient incarcérés depuis trois mois, et l’autre interdisant ce transfert extrajudiciaire.
En Avril 2002, la Cour suprême de Bosnie a officiellement suspendu l’enquête criminelle contre eux et, deux ans plus tard, le procureur général de Bosnie les a formellement acquittés. Plusieurs institutions bosniaques et européennes ont, depuis lors, réclamé leur libération. En vain. Le Pentagone maintient que ce sont des "ennemis combattants" affiliés à Al-Qaeda qui continuent de constituer une menace pour la sécurité des Etats-Unis. Ils sont aujourd'hui encore à Guantanamo. Leur cas doit être abordé par la Cour Suprême américaine le 5 décembre.
Après des années de silence, plusieurs des acteurs clés ont, pour la première fois, accepté d’évoquer ce qui s’est produit dans les coulisses de cette affaire, à Sarajevo, fin 2001 et début 2002. Le verdict est clair: un bras de fer inégal entre une Amérique traumatisée par le 11 septembre et une Bosnie aux ordres, sous les yeux d’une communauté internationale complice d’une violation flagrante du droit. Ceci dans un pays où les Etats-Unis et l’Union européenne n’ont pourtant pas ménagé leurs efforts pour créer un système judiciaire modèle après la sanglante guerre civile des années 90...
Plus troublant encore, une enquête basée sur de multiples témoignages et des documents inédits amène inévitablement à se poser la question: les "Six d'Alger" ont-ils été victimes d’une terrible méprise que personne n’a ensuite osé corriger par honte de l’admettre?
"Si nous quittons la Bosnie, Dieu préserve votre pays"
11 septembre 2001: Après les attenats de New York, George Bush décide de lancer la "guerre contre le terrorisme" afin d’éradiquer le réseau Al-Qaeda. Comme le déclare alors Cofer Black, un haut responsable antiterroriste, "il est temps de retirer les gants". En plus de l’Afghanistan, du Pakistan ou du Moyen-Orient, la Bosnie s’impose comme une priorité. Depuis des années, les services secrets américains gardent un œil sur une poignée de volontaires musulmans étrangers qui s’y étaient rendus (avec l’appui tacite des Etats-Unis) pour combattre les Serbes aux côtés de leurs frères musulmans pendant la guerre civile. Certains se sont installés en Bosnie après l’accord de paix de Dayton qui mit un terme aux hostilités en novembre 1995, travaillant souvent pour des organisations caritatives musulmanes.
Début octobre 2001, l’ambassade américaine à Sarajevo demande à la police fédérale bosniaque d’enquêter sur un groupe d’individus correspondant à ce profil. Les autorités locales portent rapidement leur attention sur Bensayah Belkacem, un natif Algérien vivant avec son épouse bosniaque et leurs deux filles près de la ville de Zenica. Il est arrêté le 8 octobre 2001, officiellement pour avoir falsifié son passeport yéménite afin d’entrer en Bosnie. A son domicile, les enquêteurs trouvent prétendument un morceau de papier avec la mention manuscrite "Abu Zubeida" et un numéro de téléphone au Pakistan.
Abu Zubaydah est un lieutenant de Ben Laden qui sera arrêté au Pakistan six mois plus tard. En outre, les officiels américains, citant des relevés et des écoutes téléphoniques, affirment aux autorités bosniaques que Bensayah a passé 70 coups de téléphone en Afghanistan dans les mois suivants le 11 septembre et discuté de moyens d’obtenir des passeports avec Abu Zubaydah par téléphone. Ils leur fournissent une liste de suspects. La police bosniaque découvre que l’un d’eux, Saber Lahmar, vit dans la même maison que son beau-père, qui travaille comme… portier de l’ambassade américaine à Sarajevo. Lahmar est aussitôt mis sous surveillance.
Le 16 octobre, les services américains interceptent une conversation à partir de son téléphone incluant ce qu’ils interprètent comme une référence codée à une future attaque contre les ambassades américaine et britannique à Sarajevo. Le jour suivant, les deux missions sont fermées.
Ce même jour, lors d’une réunion entre officiels américains et bosniaques, Christopher Hoh, le chargé d’affaires américain, explique au Premier ministre de la Fédération bosnienne, Alija Behmen, que Washington retirera son personnel et rompra les relations diplomatiques entre les deux pays si Sarajevo n’arrête pas les suspects. "Si nous quittons la Bosnie, Dieu préserve votre pays, Monsieur le premier ministre", lâche Hoh, selon un document produit par les avocats américains des six prisonniers.
Un avocat du Département d’Etat, Vijay Padmanabhan, confirme l’existence de cette rencontre mais nie que de telles menaces y aient été proférées. Il explique que les Américains y ont simplement transmis des informations de leurs services secrets concernant le projet d’attentat contre l’ambassade.
Quoi qu’il en soit, la police locale arrête Lahmar et quatre autres hommes d’origine algérienne en l’espace d’une semaine. Ils sont placés en détention provisoire pendant trois mois pour leur rôle dans le projet d’attentat, tandis que la police et le FBI lancent une enquête de grande ampleur. Vers la fin de leur détention provisoire, les médias locaux rapportent que les hommes sont sur le point d’être expulsés. Le 10 Janvier 2002, les autorités bosniaques publient un arrêté d’expulsion pour quatre d’entre eux. Le jour suivant, le ministère des Affaires étrangères bosniaque demande au gouvernement algérien de prendre les Six en charge. Alger refuse net (voir la lettre de l'ambassade d'Algérie à Rome).
Aucun élément de preuve ne justifie de maintenir ces hommes en prison
Tout se joue le 17 Janvier 2002. Ce jour là, le procureur fédéral de Bosnie informe le juge de la Cour suprême en charge du dossier qu’il n’existe aucun élément de preuve justifiant de maintenir les hommes en prison. Le magistrat ordonne leur libération immédiate. Au même moment, la chambre des droits de l’homme, la cour la plus élevée de Bosnie, rend une injonction exigeant du gouvernement qu’il prenne toutes les mesures nécessaires pour s’assurer que les hommes ne soient pas expulsés de force.
Mais les autorités bosniaques reçoivent aussi une note de l’ambassade américaine leur indiquant que les Etats-Unis se déclarent prêts à prendre les Six d'Alger en charge. Et le soir même, les forces du ministère de l’intérieur bosnien extirpent les hommes de la prison et les livrent à une base militaire américaine tôt le lendemain matin. Ligotés, les yeux bandés, ils sont embarqués dans un avion C-130 vers Guantanamo, où ils arrivent le 20 janvier après des escales en Turquie et en Allemagne, sans doute pour ramasser d’autres "ennemis combattants".
Sarajevo-Guantanamo: témoins à charge contre Washington
Par Marc Perelman (Journaliste basé à New York), 27/11/2007
Suite de notre enquête en trois parties sur les "Six d'Algérie", arrêtés illégalement en Bosnie en 2001 suite aux pressions américaines sur la communauté internationale et les autorités bosniennes. Le cas des "Six d'Algérie", toujours détenus à Guantanamo, passera devant la Cour suprême des Etats-Unis le 5 décembre.
Que s’est-il réellement passé pendant les quelques jours fatidiques de janvier 2002 qui ont conduit à l'incarcération des "Six d'Algérie" à Guantanamo? Les autorités américaines et bosniaques restent muettes. Des documents juridiques permettent de lever une partie du voile. Surtout, des représentants de la communauté internationale sur place à l’époque ont accepté de briser des années de silence.
Parmi eux, Wolfgang Petritsch, un diplomate autrichien qui dirigeait la mission internationale en Bosnie et avait à ce titre des pouvoirs très élargis. Il révèle que les dirigeants bosniaques lui ont avoué s’être sentis obligés de se conformer aux demandes américaines. "Les Etats-Unis ont exercé une pression énorme sur eux", raconte-t-il.
Pour Madeleine Rees, une Britannique qui représentait le Haut commissariat de l’ONU pour les droits de l’homme en Bosnie, blâmer les seuls Américains est une excuse trop facile. Petritsch et les plus hauts officiels internationaux "savaient exactement ce qui se passait et ils n’ont rien fait, ce qui signifie qu’ils étaient complices", accuse-t-elle. Pour Petritsch:
"Si j’avais protesté plus ouvertement contre cette violation du droit, je suis convaincu que cela aurait compromis la mission internationale dont j’avais la charge. J’ai dû choisir."
Il affirme que des officiels américains lui ont clairement fait comprendre que Washington était prêt à retirer son soutien à la mission internationale s’il protestait publiquement contre le transfert des "Six d'Algérie".
L’administration Bush, elle, nie en bloc: "Les Etats-Unis ne menacent pas et n’intimident pas, ce n’est pas notre style", affirme Padmanabhan, l’avocat du Département d’Etat.
"Notre mission était d’établir un environnement stable"
En plus du poids de son ambassade, Washington a également pu compter sur la présence d’Américains à la tête de plusieurs institutions internationales clés en Bosnie: la force internationale de stabilisation de l’Otan, connue sous le nom de Sfor, la mission de l’ONU et celle de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Pour Madeleine Rees, il ne s’agit pas d’une simple coïncidence:
"Les Etats-Unis ont utilisé leur position dominante dans l’appareil international en Bosnie pour poursuivre leur objectifs de politique étrangère."
Une accusation vivement rejetée par le général à la retraite Jacques Klein, qui dirigeait la mission de l’ONU, ainsi que par Robert Beecroft, qui était à la tête de la délégation de l’OSCE. Ils précisent toutefois que le transfert des Six était du ressort de la Sfor, la force multinationale de l’Otan, commandée à l’époque par le général américain John Sylvester.
Petritsch, qui est aujourd’hui ambassadeur d’Autriche aux Nations unies à Genève, se souvient avoir confronté Sylvester au sujet du rôle ambigu joué dans le transfert des Six par les soldats américains servant sous ses ordres:
"Il m’a clairement indiqué qu’il n'était autorisé à répondre à aucune question au sujet de cette affaire parce qu’il ne portait pas une ‘casquette’ internationale mais sa ‘casquette’ américaine. C’était une réponse profondément troublante."
Le Général Sylvester, qui est aujourd’hui consultant en Virginie, dit n’avoir aucun souvenir spécifique d’une telle conversation. Toutefois, il admet que s’il était "officier de l’OTAN, [il était] également un général américain".
"Notre mission était d’établir un environnement stable en Bosnie et ces individus faisaient peser une menace directe sur cet objectif."
La justice bosnienne bafouée
Une chose est incontestable: en orchestrant ce transfert extrajudiciaire, Washington a bafoué le système judiciaire mis en place par les Occidentaux dans la Bosnie de l’après-guerre. Au premier chef, la chambre de droits de l’homme, qui fut créée par les accords de paix de Dayton en 1995. Elle avait la particularité d’être composée de juristes internationaux et locaux et d’être dotée de vastes pouvoirs. Ses décisions étaient sans appel. Du moins en théorie.
Car son injonction de janvier 2002 ordonnant aux autorités bosniennes de ne pas transférer les Six d'Algérie restera, comme on l’a vu, lettre morte. De même que ses jugements prononcés à trois reprises en 2002 et 2003 affirmant que la Bosnie avait violé la convention européenne des droits de l’homme et devait prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les droits fondamentaux des six prisonniers. "La constitution de la Bosnie était considérée comme la meilleure au monde en termes de droits de l’homme" en raison notamment des larges pouvoirs octroyés à la chambre, explique Manfred Nowak, le rapporteur spécial de l’ONU pour la torture qui était en 2001 un des magistrats de la chambre.
"Notre rôle était de développer la règle de droit, particulièrement les droits des prisonniers. Évidemment, cela a été ignoré dans ce cas précis."
Stress et violences physiques
Padmanabhan, l’avocat du Département d’Etat, est on ne peut plus clair sur ce point: les Etats-Unis n’ont aucunement tenu compte de ces décisions judiciaires quand il s’est agi de désigner ces hommes comme "ennemis combattants". Il précise qu’ils ont eu la possibilité de présenter leurs arguments devant les tribunaux militaires mis en place par l’administration Bush pour les détenus de Guantanamo. Ces instances spéciales font l’objet de furieuses batailles devant la justice américaine et au Congrès, notamment en raison des droits limités octroyés à la défense, de l’admission d’éléments de preuve classifiés ainsi que d’informations obtenues grâce à des méthodes dites "coercitives".
Les Six ont du attendre début 2004, soit plus de trois ans, pour avoir accès à leurs avocats de la firme Wilmer-Hale de Boston, qui a pris leur cas pro bono. Selon ces derniers, qui ont effectué une dizaine de voyage à Guantanamo, leurs clients souffrent de symptômes aggravés de dépression et de désordres liés au stress. Certains ont subi des violences physiques et l’un d’entre eux, Saber Lahmar, est placé en isolation depuis juin dernier pour avoir incité des détenus à se suicider et se mettre en grève de la faim.
En juillet 2004, les Six d'Algérie ont déposé des recours dits d’habeas corpus devant une cour fédérale à Washington affirmant que leur détention indéfinie sans accusation criminelle était illégale. Après deux arrêts contradictoires en première instance, une cour d’appel a jugé en février dernier que de telles pétitions étaient recevables uniquement par des commissions militaires. Cependant, la Cour Suprême a finalement accepté d’entendre un recours des Six (joint à ceux d’autres détenus de Guantanamo) le 5 décembre.
Cette décision ne portera cependant pas sur le fond de l’affaire. Or, si des doutes existent depuis le début sur la véracité des accusations contre les Six, les informations filtrant depuis Guantanamo n’ont fait que les aviver.
De Sarajevo à Guantanamo: un "complot" plus que douteux
Par Marc Perelman (Journaliste basé à New York), 28/11/2007
Dernier volet de notre enquête sur les "Six d'Algérie", arrêtés illégalement en Bosnie en 2001 suite aux pressions américaines sur la communauté internationale et les autorités bosniennes. Le cas des "Six d'Algérie", toujours détenus à Guantanamo, passera devant la Cour suprême des Etats-Unis le 5 décembre.
Revenons sur le fameux complot contre l’ambassade, ou plutôt les ambassades. Il est en effet intéressant de noter que la référence initiale à la mission diplomatique britannique à Sarajevo comme cible de ce même complot a rapidement disparu. Pourquoi? Le Foreign Office, à Londres, se refuse à tout commentaire. Quant à Ian Cliff, ambassadeur britannique en Bosnie à l’époque, il reste évasif:
"Je peux seulement dire qu’il y avait une menace crédible contre l’ambassade britannique à Sarajevo en 2001 émanant des 'Six d'Algérie', raison pour laquelle nous avons dû fermer l’ambassade pendant quelques jours."
La lecture attentive de dizaines de documents contenus dans des procédures judiciaires à Guantanamo, aux Etats-Unis, en Europe et en Bosnie, ainsi que des entretiens avec des officiels alors en poste en Bosnie, des magistrats, des avocats et des experts suggèrent que ce complot repose sur des preuves fragiles, voire douteuses. En premier lieu, trois éléments: les 70 appels qu'aurait passé le leader présumé, Bensayah, en Afghanistan après le 11 septembre; les écoutes de ses communications avec Abu Zubaydah, le leader d’Al-Qaeda; ainsi que celles de la conversation "codée" de Saber Lahmar faisant allusion à un attentat contre l’ambassade.
Coups de fil fantômes
Or, les retranscriptions de ces écoutes n’ont jamais été transmises aux autorités bosniaques, bien qu’elles les aient réclamées dés les premiers jours suivants l’arrestation du groupe, en octobre 2001.
Plus troublant, une analyse des fichiers téléphoniques de Bensayah citée dans des documents juridiques bosniens conclut qu’il n’a appelé ni le numéro griffonné sur le fameux bout de papier avec la mention "Abu Zubeida" trouvé à son domicile, ni 70 fois en Afghanistan, selon plusieurs sources concordantes. Madeleine Rees, l’ancienne représentante du Haut commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, affirme que l’un de ses assistants avait examiné les fichiers des téléphones fixes et portables de tous les suspects et n’y avait trouvé aucune trace de ces appels.
Nermina Pivic, l'avocate bosniaque de Bensayah, affirme avoir vu dans son dossier une correspondance de l’ambassade américaine à la Cour suprême bosniaque expliquant qu’une vérification du numéro au Pakistan par rapport à une base de données terroristes n’avait produit aucun résultat. Sa fiche d’accusation rédigée par le Pentagone ne fait d’ailleurs aucune référence aux fameuses écoutes, se contentant de déclarer que Bensayah était en possession de contacts téléphoniques d’Al-Qaeda en Afghanistan et "du réseau sunnite extrémiste international".
De plus, comme ils l’ont répété à maintes reprises, les cinq individus arrêtés dans les jours suivants l’arrestation de Bensayah, leur meneur présumé, n’en ont pas profité pour prendre la fuite, ce qui ne correspond guère à l’attitude de personnes se sachant activement recherchées. Et si Saber Lahmar a été envoyé à Guantanamo, aucune procédure n’a jamais été engagée contre son beau-père, qui travaillait à l’ambassade (et en fut renvoyé illico), un fait étrange si tant est que ce dernier ait bien fait partie du complot.
Les avocats américains des Six ont par ailleurs récemment découvert un nouvel élément: un autre membre de la famille de Lahmar, son ex-beau-frère, qui est en prison en Bosnie, aurait fourni des informations préjudiciables sur le groupe aux Américains afin de venger le divorce difficile de sa sœur et d'obtenir une remise de peine.
Les officiels américains balayent ces arguments en notant que des comités militaires d’appel qui examinent les dossiers des détenus de Guantanamo chaque année ont confirmé le statut de "combattant ennemi" des Six en 2005 et en 2006. La partialité de ces instances d’appel a été sévèrement dénoncée ces derniers mois par des officiers y ayant siégé. Un simple exemple éclaire la nature de ces tribunaux: lorsqu’ils ont réclamé de produire les décisions des cours bosniaques les innocentant du complot contre l’ambassade, il leur a été répondu qu’elles étaient introuvables. Or, elles étaient incluses dans leurs plaintes devant une cour fédérale américaine et facilement accessibles sur le Net...
Le Général Sylvester, l’ex commandant de la Sfor, affirme que les preuves qu’il a personnellement examinées (mais ne peut discuter en détail en raison de leur nature classifiée) étaient "très concluantes" et montrent que les Six planifiaient "une série d’actes hostiles, y compris l’attaque de l’ambassade".
"Ils savaient que je n'avais pas essayé de faire sauter l'ambassade"
Cependant, ces éléments si "concluants" sont à peine mentionnés (voire pas du tout) dans les récapitulatifs des accusations non classifiées contre les Six fournis par le Pentagone aux tribunaux militaires de Guantanamo. De fait, lors de leurs dépositions devant ces tribunaux, ils ont souligné que le complot contre l’ambassade américaine ne faisait pas partie du menu de leurs interrogatoires. Dans sa déposition d’octobre 2004, Saber Lahmar indique que dès son "premier jour à Cuba", il a demandé à ses interrogateurs de le questionner à ce sujet. Apres avoir évité la question, explique-t-il au tribunal militaire:
"Ils m’ont dit qu’ils savaient que je n’avais pas essayé de faire sauter l’ambassade et qu’ils m’avaient seulement amené à Cuba pour obtenir des informations."
Ces fiches d’accusation du Pentagone se focalisent sur les liens présumés de ces hommes avec Al-Qaeda et des organisations caritatives musulmanes. Elles affirment qu’ils constituaient une cellule opérationnelle liée à Al-Qaeda en Bosnie et qu’ils projetaient de voyager en Afghanistan au moment de leur arrestation à l’automne de 2001, vraisemblablement pour y combattre les forces américaines. Les hommes ont nié en bloc, affirmant qu’ils ne se connaissaient même pas tous à cette époque et que l’avion pour Guantanamo fut leur première réunion commune.
Stephen Oleskey, leur principal avocat américain, qui a accès aux accusations classifiées contre ses clients mais ne peut en discuter publiquement, n’est pas tendre avec les autorités:
"Le Pentagone est toujours à la recherche de nouvelles accusations au fur et à mesure que les anciennes partent en fumée. Si vous maintenez des personnes en prison, vous devez donner au monde des raisons de le faire... S’ils ont vraiment quelque chose contre eux, pourquoi est-ce que les motifs changent sans arrêt?"
Les fiches du Pentagone, longues d’une à deux pages, comportent des accusations peu convaincantes (la pratique d’arts martiaux, un anneau porté par des de sympathisants islamistes). D’autres sont pour le moins surprenantes. Ainsi, celle où l'on apprend qu'ils seraient liés au Groupe islamique armé (GIA) algérien. Comme ils l’ont précisé aux tribunaux militaires, le gouvernement algérien aurait logiquement dû sauter sur une occasion de se saisir de membres du réseau terroriste. Or, les autorités algériennes ont immédiatement réclamé leur libération (l’ambassade algérienne à Washington a refusé de réagir).
"J’étais là pour fournir des informations sur les organismes de charité en Bosnie"
Il ressort des documents des procédures militaires que le principal intérêt de leurs geôliers américains était de recueillir des informations au sujet d’organisations caritatives musulmanes que les services occidentaux suspectent souvent de servir de couverture à des groupes terroristes. Dans sa déposition d’octobre 2004, Mustafa Ait Idir indique que lorsqu’il a mentionné le complot contre l’ambassade:
"L’interrogateur m’a dit d’oublier cela... l’interrogateur m’a dit que j’étais là pour fournir des informations sur la Bosnie, sur les Arabes vivant en Bosnie, et les organismes de charité présents en Bosnie."
Excepté le chef présumé, Bensayah, tous les prisonniers avaient en effet travaillé pour de tels organismes en Bosnie depuis le milieu des années 90, après avoir transité par des universités islamiques ou d’autres organisations de charité au Pakistan, en Arabie Saoudite, au Yémen, aux Philippines ou encore en Albanie. Trois d’entre eux travaillaient au moment de leur arrestation pour des organisations non-gouvernementales qui étaient citées dans un rapport de la CIA datant de 1996 pour leurs liens extrémistes. De plus, lors d’un raid en mars 2002 sur l’antenne à Sarajevo de l’une d’entre elles, Benevolence international foundation (BIF), la police bosniaque et le FBI ont saisi un fichier informatique intitulé l'"histoire d’Oussama" qui contient des documents décrivant la fondation d’Al-Qaeda à la fin des années 80 en Afghanistan. Or, l’un de Six, Hajj Boudella, a travaillé pour BIF au Pakistan et, à partir de 1992, en Bosnie. Lui affirme qu’il prenait soin d’orphelins, mais les Américains estiment qu’il a en fait été envoyé par Al-Qaeda.
Etant donné ces liens sulfureux, l’empressement de la Bosnie de remettre ces hommes aux Américains en 2002 n’est guère surprenant. De même que son peu d’entrain pour obtenir leur libération en dépit de plusieurs décisions de justice, de résolutions du Parlement de Bosnie, du Conseil de l’Europe et du Parlement européen enjoignant Sarajevo de faire le nécessaire pour y parvenir. En juin dernier, la Bosnie a même reconnu devant le Conseil de l’Europe avoir violé la convention européenne des droits de l’homme dans cette affaire. Mais comme l’explique Nadja Dizdarevic (voir la photo ci-dessus), l’épouse de Hajj Boudella:
"Nos familles sont séparées, les enfants en bas âge et leurs aînés pleurent souvent et nous, les familles, sommes seules à lutter pour nos droits et ceux de nos maris."
La seule demande formelle de mise en liberté est une lettre de février 2005 envoyée par le Premier ministre de l’époque, Adnan Terzic, à la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice. Elle la rejettera un mois plus tard, arguant que les hommes "possèdent toujours des informations importantes" et continuent de constituer une menace pour la sécurité des Etats-Unis.
De fait, le gouvernement bosniaque ne souhaite pas les voir revenir. "Nous voudrions qu’ils retournent en Algérie", explique de but en blanc le ministre des Affaires étrangères, Sven Alkalaj. C’est d’ailleurs ce que Washington s’efforce d’obtenir, sans succès pour le moment. La tache est compliquée par le fait que, l’Algérie ayant protesté contre leur arrestation à l’époque, les autorités pourraient laisser les Six en liberté à leur retour. Et dans l’hypothèse où ils seraient emprisonnés dans leur pays natal, les Etats-Unis, déjà accusés de les avoir maltraités à Guantanamo, seraient inévitablement critiqués pour avoir livré des hommes à un régime dont la réputation en matière de traitement des prisonniers n’est guère reluisante…
Leurs avocats, qui ont déposé au printemps une plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme, espèrent que les pressions conjuguées des institutions européennes et d’un Congrès américain passé sous le contrôle des Démocrates, ainsi que la volonté exprimée par le ministre de la Défense Robert Gates de fermer Guantanamo, accélèreront la libération des Six.
Un tel épilogue pourrait cependant exposer en plein jour une vérité incommode pour le gouvernement américain: leur détention n’est basée sur rien -ou si peu. Comme le rappellait Mustafa Ait Idir au tribunal militaire lors de sa comparution en octobre 2004:
"Je ne peux pas être renvoyé en Bosnie et être innocenté."