الولايات المتحدة: العنف الجنسي وسيلةً للتعذيب
غداة أحداث الحادي عشر من سبتمبر، قررت إدارة بوش الاستخدام الممنهج « لتقنيات استجواب متقدمة » لكسر مقاومة سجناء « الحرب ضد الإرهاب ». فتمّ تجريد هؤلاء الرجال من إنسانيتهم والإمعان في الاعتداء عليهم نفسيا وجسديا عبر الضّرب والإيهام بالغرق و ما خفي كان أعظم فضلا عن اعتماد وسائل أخرى من الإذلال المنهجي على غرار الاغتصاب والاعتداء الجنسي
Par Anne-Laure Pineau et Sophie Tardy-Joubert (collectif YouPress), Mediapart, 15/1/2017
Au lendemain du 11-Septembre, le gouvernement Bush systématise le recours à la torture. Les prisonniers de la « guerre contre le terrorisme » seront privés de leur humanité, frappés, « waterboardés ». Mais pas seulement : ils seront aussi humiliés, violés et agressés sexuellement, selon des méthodes validées au plus haut niveau du pouvoir américain. Cette enquête est publiée dans le cadre de l’opération « Zero Impunity », contre l’impunité qui protège les auteurs de violences sexuelles en conflit armé.
Cet automne 2016 est un été indien à Washington. Citrouilles et squelettes d’Halloween pendouillent dans les arbres rougeoyants des jardins de Georgetown, quartier huppé de la capitale fédérale. John Rizzo, ancien avocat général de la CIA, y coule une retraite tranquille. Chaque matin, il prend grand soin d’assortir ses chaussettes à son polo du jour, avant d’aller flâner dans les jolies ruelles de petits pavillons de briques colorées. Il y a quatorze ans, ce dandy aux cheveux de neige a fait partie du petit groupe de personnes qui, dans le secret du siège de la CIA, a rendu légale une nouvelle méthode d’interrogatoire. Des techniques poussées visant à « briser la résistance » des prisonniers de la guerre contre la terreur.
De Guantanamo à Abou Ghraib, elles allaient changer le visage des États-Unis et ouvrir la porte à l’usage de plusieurs formes de torture.
Si la simulation de noyade (« waterboarding ») a été traitée dans les médias comme le symbole de la torture américaine, les agressions et les humiliations sexuelles sont toujours restées au second plan. Pourtant, ce recours aux sévices sexuels comme technique d’interrogatoire « poussée » a été méthodiquement utilisé pour casser les individus.
De Guantanamo à Abou Ghraib, elles allaient changer le visage des États-Unis et ouvrir la porte à l’usage de plusieurs formes de torture.
Si la simulation de noyade (« waterboarding ») a été traitée dans les médias comme le symbole de la torture américaine, les agressions et les humiliations sexuelles sont toujours restées au second plan. Pourtant, ce recours aux sévices sexuels comme technique d’interrogatoire « poussée » a été méthodiquement utilisé pour casser les individus.
John Rizzo, ancien avocat général de la CIA © (dr)
L’ancien avocat général est un homme affable et détendu, ce 20 octobre 2016. « Un mot de moi et tout se serait arrêté avant même d’avoir commencé », lance-t-il, un demi-sourire aux lèvres. Il ne l’a pas fait et il l’assume : « Il ne fallait surtout pas qu’on puisse nous [la CIA – ndlr] reprocher un second 11-Septembre. » Pour comprendre la naissance des « techniques d’interrogatoires poussées » (« Enhanced Interrogation Techniques »), selon la pudique et officielle terminologie choisie par l’Agence, il faut remonter au traumatisme que vivent les États-Unis à l’aube du nouveau millénaire : les attentats du 11 septembre 2001. Les agents du renseignement n’ont rien pu empêcher ; ils ont failli. « Nous avions terriblement honte de ne pas avoir vu ce qui se tramait », commente John Rizzo.
Un pur produit de la CIA
Le 17 septembre 2001, six jours après les attentats, le cabinet présidentiel donne les pleins pouvoirs à la CIA pour appréhender les terroristes potentiels et créer un nouveau système d’interrogatoire. John Rizzo s’en souvient comme si c’était hier : « Nous n’avions jamais fait cela. Cette fois, c’était un programme qui n’était pas fixé dans le temps… et garder un tout petit nombre de personnes dans la confidence était une erreur. » Sur le terrain, la traque des terroristes n’est pas simple. Les agents peinent à remonter jusqu’aux cerveaux du 11-Septembre. Après de longs mois, un premier détenu supposé « de valeur » tombe enfin aux mains de la CIA, au Pakistan. Nous sommes en mars 2002.
Abu Zubaydah, Saoudien d’une trentaine d'années, est soupçonné d’être un des logisticiens des attaques, voire un proche d’Oussama Ben Laden. « Si quelqu’un était au courant d’un nouvel attentat, ça devait être Zubaydah, […] mais, pour dire vrai, il n’était pas le gros poisson que l’on espérait », raconte l’ex-avocat général. Au traditionnel jeu des questions-réponses, Abu Zubaydah oppose le silence. « [Nos interrogateurs] étaient convaincus qu’il cachait des choses, se souvient John Rizzo. Donc, nous devions le faire parler. »
L’Agence décide alors de s’en remettre à deux consultants psychologues, James Mitchell et Bruce Jessen. Ils sont aujourd’hui poursuivis dans le cadre d’une plainte menée par l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). Ces deux hommes n’ont jamais assisté à un interrogatoire en conditions réelles. Ils vont improviser, en prétendant s’inspirer de la psychologie comportementale. En fait, ils adaptent presque à la ligne le programme d'entraînement militaire SERE (1). Ce plan inspiré des méthodes de torture nord-coréennes a pour but de « mettre [le détenu] mal à l’aise pour le briser », explicite John Rizzo. Ils proposent une liste de techniques à l’avocat général, laquelle inclue le « déshabillage », l’« utilisation des phobies individuelles », l’« utilisation de positions de stress » ou des « interrogatoires de 20 heures ».
L’Agence décide alors de s’en remettre à deux consultants psychologues, James Mitchell et Bruce Jessen. Ils sont aujourd’hui poursuivis dans le cadre d’une plainte menée par l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). Ces deux hommes n’ont jamais assisté à un interrogatoire en conditions réelles. Ils vont improviser, en prétendant s’inspirer de la psychologie comportementale. En fait, ils adaptent presque à la ligne le programme d'entraînement militaire SERE (1). Ce plan inspiré des méthodes de torture nord-coréennes a pour but de « mettre [le détenu] mal à l’aise pour le briser », explicite John Rizzo. Ils proposent une liste de techniques à l’avocat général, laquelle inclue le « déshabillage », l’« utilisation des phobies individuelles », l’« utilisation de positions de stress » ou des « interrogatoires de 20 heures ».
L’avocat dit avoir alors été pris de panique : « Je me suis dit : c’est pas possible de faire un truc pareil ! » John Rizzo sait bien que les techniques franchissent les limites du droit. De fait, les États-Unis sont signataires de la convention de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre et de la convention contre la torture. De « sales petites obligations internationales », comme il l’écrit à l'époque dans un courriel adressé à un collègue de la CIA. Il décide de s’en affranchir et se range derrière l’avis des prétendus experts-psychologues. « Cela valait toujours mieux que de prendre le risque de vivre un nouvel attentat et de voir à nouveau des centaines ou des milliers d’innocents Américains tués », estime-t-il aujourd’hui.
Abu Zubaydah, arrêté au Pakistan en 2002. Photo rendue publique par le US central command
Zubaydah devient ainsi le « rat de laboratoire » (2) de l’agence. Il sera enfermé nu dans une boîte de la taille d’un cercueil, « nourri » par voie anale, gardé nu pendant de longues périodes et waterboardé (3) 83 fois. Comparé au waterboarding et à l’enfermement dans un cercueil, la nudité peut paraître une forme mineure de sévices. Il n’en est rien et la CIA le sait. « Les experts avaient conclu qu’Abu Zubaydah était un genre de pervers. Selon eux, le dénuder le diminuerait et l’embarrasserait tellement que cela casserait sa résistance », expose calmement John Rizzo.
L’avocat a conscience de franchir une ligne rouge : « Je savais que le jour où ça sortirait, on serait niqués », explicite-t-il. Il veille donc à associer la Maison Blanche à sa décision. Les techniques feront, d’après John Rizzo, l’objet de réunions quotidiennes dans le bureau du directeur de la CIA, en présence de quelques membres du gouvernement triés sur le volet (4) et à l’exception notable du président Bush.
«L'histoire aurait pu être tout autre»
Les techniques sont discutées une à une. Selon John Rizzo toujours, la conseillère à la sécurité nationale, Condoleezza Rice, est très gênée par la nudité imposée aux détenus à certains moments des interrogatoires. A-t-elle compris les graves dérives auxquelles ne manquerait pas de mener une telle mesure ? Peut-être, mais elle n’a pas pour autant fermement objecté. « Malgré leurs objections, Rice avec la nudité forcée, Powell avec la privation de sommeil, ils ont juste dit : “Je ne suis pas à l’aise avec ça” ; ils n’ont jamais dit : “Nous ne devrions pas faire ça” », suppute le retraité.
Le petit comité valide la technique proposée par les psychologues. En juillet 2002, Condoleezza Rice, au nom du gouvernement, donne le feu vert à la CIA. La « nudité forcée » s’applique aux individus que l’Agence suspecte d’avoir des liens, proches ou lointains, avec la nébuleuse d’Al-Qaïda.
Condoleezza Rice, conseillère à la sécurité nationale de 2001 à 2005, donne le feu vert à la CIA © Reuters
La technique sera inscrite dans les mémos qui circuleront au ministère de la défense. Alliée à celle de « jouer sur les phobies individuelles », elle mènera à ce que l’on pourra nommer « torture sexuelle ». À l’exception de John Rizzo, aucune personne sus-citée n’a accepté de répondre à nos demandes d’entretien. La CIA, par la voix de son porte-parole Ryan Trapani, nous a quant à elle déclaré, le 7 octobre 2016, que l’Agence n’avait rien à « partager » sur le sujet, avant de nous souhaiter « bonne chance ».
Le ministère de la défense a préféré, lui, botter en touche. Sa porte-parole, le lieutenant-colonel Valerie D. Henderson, dans un courriel du 30 décembre 2016, nous assure que « le ministère se voue à traiter tous les détenus humainement, en accord avec la loi fédérale et les obligations internationales, ce qui inclut l’article 3 de la convention de Genève ». Elle ajoute que « le ministère enquête sur toutes les allégations d’abus crédibles et prend les actions appropriées, ce qui peut inclure des poursuites criminelles ».
Dans les couloirs de la Maison Blanche, la plupart des hauts fonctionnaires ignorent totalement que la CIA travaille, à quelques encablures de là, à faire en sorte qu’une démocratie légalise et systématise la torture. Lawrence Wilkerson se croyait dans le secret des orientations politiques de son pays, et pour cause : ce vétéran du Vietnam, qui a accepté de répondre à nos questions le 20 octobre 2016, était le chef de cabinet de Colin Powell. Nous le retrouvons attablé au Starbucks, dans un centre commercial de la périphérie de Washington. C’est un homme courtois qui porte de petites lunettes rondes, une élégante veste en tweed ornée d’une épinglette représentant l’aigle américain. « En gros, nous avons appris à la télévision que nous avions perdu le débat [sur le fait de passer outre à la convention de Genève] », s’exclame-t-il, encore scandalisé.
« Un coup d’État »
Le haut fonctionnaire comprend qu’il a été mis sur la touche. Tout cela, explique-t-il aujourd’hui, est un « coup d’État » à l’initiative du vice-président Dick Cheney. « De 2001 à 2005, la routine pour le vice-président était de prendre les décisions et d’aller dans le bureau ovale convaincre le Président de le soutenir. Puis il allait présenter sa décision au reste du cabinet. » Quand il comprend que la CIA a utilisé le programme SERE pour créer ses techniques, Lawrence Wilkerson sort de ses gonds. « J’ai couru voir Powell en lui disant : toi qui es militaire comme moi, tu arrives à comprendre comment ces abrutis du niveau du secrétaire à la défense ont pu croire à ces conneries ? C’est dingue qu’ils soient tombés dans le panneau. »
Lawrence Wilkerson en 2016. Il était le chef de cabinet de Colin Powell, secrétaire d'Etat
Surtout, Lawrence Wilkerson redoute que les techniques de la CIA n’essaiment dans l’armée. Militaire et fils de militaire, l’homme connaît bien les soldats et sait ce qu’ils peuvent faire lorsqu’on leur donne carte blanche. Le scénario qu’il redoute ne tarde pas à se produire. Dès l’automne 2002, l’armée s’approprie les techniques d’exception pensées par la CIA.
Le commandant de la Section Joint Task Force Guantanamo, le général Michael Dunlavey (qui sera remplacé par le général Miller le 9 novembre 2002), veut alors casser les défenses d’un détenu particulièrement retors, le détenu 63. Ce jeune Saoudien de 22 ans, nommé Mohammed al-Qahtani, a été capturé dès novembre 2001 en Afghanistan et attend, depuis de longs mois, dans les geôles de Guantanamo. Le général demande et obtient, à force de persuasion, l’autorisation du secrétaire à la défense Donald Rumsfeld d’appliquer lui aussi des « techniques d’interrogatoire poussées » sur le détenu 63. Pendant 49 jours, 20 heures par jour, ce dernier est soumis à la question et régulièrement agressé sexuellement. Les interrogateurs de l’armée collent sur son corps nu des photos pornographiques, menacent sa mère de viol, le font parader en soutien-gorge, comme on peut le lire en longueur dans les rapports déclassifiés depuis.
En avril 2003, Donald Rumsfeld va encore plus loin et donne formellement carte blanche aux soldats. Dans un document expliquant la manière dont ces techniques doivent être appliquées, il précise en effet qu’« il est important que les interrogateurs reçoivent la latitude raisonnable afin de varier les techniques, en prenant en compte la culture du détenu, ses forces et ses faiblesses, […] en prenant en compte […] l’urgence d’obtenir des informations que le détenu possède de façon certaine ». L’humiliation peut dès lors aller bien au-delà de la nudité forcée. Les militaires ne manqueront pas de faire usage de ce « blanc-seing ».
Violés à tour de rôle
Le ciel pèse sur l’agglomération lyonnaise, où l’automne arrive peu à peu. De l’autoroute, on voit se dégager les immeubles aux mille fenêtres des quartiers de Vénissieux. C’est là que Nizar Sassi nous a donné rendez-vous, à la Brioche Dorée d’un centre commercial clairsemé. « Ce ne sont pas des trucs dont on parle facilement par téléphone », avait-il prévenu quand nous l’avions appelé. À 37 ans, ce père de trois enfants répare des ascenseurs dans la région lyonnaise. Son physique d’acteur et son quotidien paisible ne trahissent pas sa vie passée mouvementée. Son regard profond, peut-être : il est l’un des six « Français de Guantanamo ». Nizar Sassi a envie de raconter les abus sexuels, « le pire » qu’il ait subi dans la prison cubaine. C’est la première fois qu’il aborde le sujet dans la longueur, pour briser le tabou.
Influencé par un garçon de son quartier, alors qu’il a 22 ans, le jeune Nizar atterrit dans un camp d’entraînement de Ben Laden à l’été 2001, avec un copain, Mourad Benchellali. Capturé au Pakistan alors qu’il essaie de rentrer en France, il est conduit au camp de Kandahar, en Afghanistan. « On était les premiers qu’ils attrapaient. On a été frappés, maltraités, mais ce que j’ai vécu de pire, ce sont les viols (5) », confie-t-il.
Après avoir été passé à tabac, il est emmené avec une petite trentaine d’autres dans une tente. « On était en file indienne. Ils nous ont baissé nos pantalons et nous ont violés à tour de rôle. Je ne sais pas ce qu’ils nous ont mis dans le derrière, mais c’était ultraviolent. Ça m’a déchiré. Ensuite, ils nous ont lavés au karcher et jetés sur une montagne d’hommes nus. Tout le long, ils nous prenaient en photo. » Pourtant habitué à prendre la parole en public, Mourad Benchellali, son compagnon d’infortune, rencontré à Paris le 11 septembre 2016, ne parviendra pas à s’exprimer sur le sujet. « Vous vous souvenez des photos d’Abou Ghraib avec les pyramides de détenus ? C’était la même chose. Au-delà de l’humiliation. »
Le camp de Guantanamo, ouvert en 2002 sur l'île de Cuba et où la torture va être systématisée © Reuters
Après Kandahar, les deux camarades d’infortune seront transférés à Guantanamo, en janvier 2002. Dans la prison cubaine où il restera jusqu’à l'été 2004, les fouilles rectales seront, sous prétexte sécuritaire, violentes et répétées. « Chaque fois qu’ils nous fouillaient les parties intimes, ils se faisaient un malin plaisir de palper, d’insister », précise Nizar Sassi. « Les coups, ça part, mais ça, on le garde », confie-t-il. Alors qu’aux tables voisines des familles dissertent autour d’un chocolat chaud, Nizar, un peu gêné, chuchote ce qui lui est arrivé. Les mots lui manquent ; il joint le geste à la parole. Il lève trois doigts pour figurer la main du soldat qui l’a pénétré sans prévenir.
Le plus gros scandale de la médecine américaine
Selon les quatre anciens prisonniers auxquels nous avons parlé, ces fouilles abusives étaient pratiquées sous l’œil vigilant des médecins. « Ils ne nous touchaient pas. Mais ils étaient derrière l’estrade, avec les gradés, pendant que les soldats nous violaient. Et ils regardaient », se souvient l’ancien détenu. Dans les prisons clandestines de la CIA, les médecins seront allés plus loin que l’observation. Ils participaient à l’utilisation de prétendues procédures médicales visant à modifier les comportements des « gros poissons » qu’ils étaient censés tenir dans leurs filets. Protégés par la classification des différents rapports de l’armée, les noms des praticiens sont encore aujourd’hui secrets.
Suspecté d’avoir financé les attaques du 11-Septembre, Mustafa al-Hawsawi a été trimballé durant treize ans entre prisons secrètes (6) de la CIA et Guantanamo, où il est encore détenu à ce jour. Il vient d’être opéré du rectum aux frais des États-Unis. Il souffrait, jusqu’à son opération, d’hémorroïdes chroniques, de fissures de l’anus et de prolapsus. « Concrètement, il avait une partie de l’intestin qui sortait et qu’il devait remettre à la main après être allé à la selle » (7), explicite son avocat, Walter Ruiz.
Sans antécédents particuliers, le détenu a développé ces handicaps depuis son arrestation. Ce qui permet d’étayer le fait que ces séquelles résultent, selon son avocat, d’une procédure de « réhydratation rectale », une sorte de lavement, et d’une autre, la « nutrition par voie rectale ». « Le rapport du Sénat sur la torture souligne le fait qu’ils ont utilisé “les plus gros tubes disponibles (8)” pour procéder à cela, précise l’avocat. C’était de la sodomie et ces médecins-là, qui ont inséré des tubes de force dans les anus des gens, ils pratiquent toujours la médecine. »
Sarah Dougherty, membre de Physicians for Human Rights
« Ces méthodes n’existent pas dans les procédures, sauf si la personne n’a plus de gros intestin ou est dans un état végétatif », souligne Sarah Dougherty, spécialiste de la question de la torture américaine pour l’association de médecins et scientifiques Physicians for Human Rights, qui apporte une expertise médicale aux organisations qui documentent les crimes contre l’humanité. Le médecin est outré : « C’est un des plus gros scandales dans l’histoire de la médecine, et il y a eu très peu de tentatives de la part de la profession pour mettre en cause les coupables. »
Dans les couloirs de Guantanamo, les récits d’agressions sexuelles remontent les rangées de cellules. Ceux des Saoudiens, des Yéménites, des Algériens sont les pires. On agrafe sur eux des photos tirées de magazines pornographiques et les interrogatrices ne se montrent pas tendres, ou plutôt le sont trop. Elles se frottent contre eux, se déshabillent, utilisent sous-vêtements et protections périodiques pour les pousser à parler. « Ils utilisaient beaucoup les techniques d’humiliations sexuelles sur les gens du Moyen-Orient, explique Nizar Sassi. Ces hommes n’avaient jamais eu affaire à une femme occidentale, et encore moins à une femme à poil qui fait mine de se donner à eux. Ils étaient traumatisés. Ils avaient plus peur de ça que de se faire frapper. »
« Ce n'était pas un accident »
Des femmes qui se déshabillent dans les salles d’interrogatoire de Guantanamo Bay ? Mourad Benchellali se souvient de l’une d’entre elles, adossée au mur, entièrement nue et muette pendant toute la durée de l’un de ces interrogatoires. D’après les rapports internes de l’armée portant sur les prisons de Guantanamo et d’Abou Ghraib (9), ces femmes étaient militaires. Dans le rapport Schmidt, un officier chargé du renseignement confesse ainsi avoir demandé à une de ses subordonnées d’acheter un parfum de femme bon marché, de s’en enduire les mains et de les frotter sur un détenu en prière pour briser sa résistance (10).
Dans d’autres cas, pressées d’obtenir des résultats, ce sont les militaires elles-mêmes qui choisissent de faire de leur corps de femme une arme pour humilier. Dans son livre Inside the Wire, l’ancien traducteur de l’armée Erik Saar relate les dessous d’un interrogatoire mené conjointement avec une soldate, Brooke.
Celle-ci estime que le détenu tire sa force de résistance de la prière. « Je vais le rendre impur et l’empêcher de prier » (11), explique-t-elle. « Tu n’aimes pas ces gros seins américains, Fareek ? l’apostrophe-t-elle. Je vois que tu commences à durcir. » Sur les conseils d’un garde, la jeune femme va jusqu’à faire croire au détenu, déjà brisé, qu’elle le badigeonne de sang menstruel. Erik Saar se souvient de sa collègue, choquée par son propre comportement : « Elle m’a regardé et s’est mise à pleurer. Elle pensait avoir fait de son mieux pour avoir les informations que ses chefs lui demandaient d’obtenir (12). »
L'une des photos des tortures dans la prison d'Abu Ghraib en Irak, qui font éclater le scandale en mai 2004
Les militaires n’avaient pas à respecter les lois
Mark Fallon, à Guantanamo, était chargé d’enquêter sur les détenus pour permettre de les juger. C’était le commandant adjoint d’une section criminelle interne au département de la défense (CITF), créée pour l’occasion. Ce 19 octobre 2016, à Washington, le retraité revient sur cette époque qui n’en finit pas de le tourmenter. Celle où il avait tenté de donner l’alerte, avec une poignée d’autres militaires de haut rang (13), pour dénoncer des actes « honteux et déplorables ».
Reconnu pour sa très grande expérience d’interrogateur en tant qu’agent spécial, cet homme d’apparence austère a passé des années à se fondre dans les réseaux criminels, se déguisant au besoin en dealer, en braconnier d’éléphants ou en trafiquant d’armes. Il enquête sur Al-Qaïda dès les années 1990. Les autorités américaines font donc logiquement appel à lui lorsqu’elles décident de mettre en place une section de renseignement sur les prisonniers détenus à Guantanamo.
Mark Fallon, chef enquêteur au camp de Guantanamo
Le commandant Fallon supervise une équipe de 230 personnes, qui doit travailler aux côtés des soldats du général Geoffrey D. Miller, le commandant de la Joint Task Force Guantanamo, stationnée dans la prison cubaine (14). Tout oppose ces deux militaires, qui deviennent rivaux. Mark Fallon n’a aucune estime pour ce général d’artillerie, qui n’a pas d’expérience en renseignement militaire. De son côté, Miller s’agace de la mansuétude de Fallon. « Ça se voyait : ils voulaient waterboarder les gens. Ses troupes déshabillaient les détenus, les arrosaient. C’était insultant et de l’ordre de l’amateurisme, se souvient le retraité. J’étais inquiet, car le général Miller était un spécialiste en artillerie ; il n’y connaissait rien en renseignement, en interrogatoire… On lui a demandé de faire le sale boulot et il a été promu. »
Rapidement, les hommes de Mark Fallon se mettent à relayer à leur chef des pratiques inquiétantes, qui ont lieu sous les ordres du général Miller. Extrêmement choqué, le militaire adresse le 28 octobre 2002 au conseil de la Marine, institution responsable de la base navale de Guantanamo, un courriel que nous nous sommes procuré. « Nous devons nous assurer que les services de l’avocat général de la Marine [Alberto Mora – ndlr] est au courant des techniques adoptées par la section 170 [dirigée par le général Miller – ndlr]. Des commentaires [définissant ces techniques – nldr] du lieutenant Diane Beaver tels que “si le détenu meurt, c’est que vous vous y prenez mal” […] ou bien “le personnel médical doit être présent pour traiter d’éventuels accidents” semblent prouver qu’elles se déroulent hors de la légalité. […] Quelqu’un doit prendre en compte la façon dont l’Histoire considèrera cela », écrit-il.
En septembre 2003, le général Miller est pourtant envoyé en Irak avec la mission de « guantanamiser » la prison d’Abou Ghraib, c’est-à-dire d’y importer les méthodes d’interrogatoire utilisées à Cuba. « Quand je l’ai vu partir là-bas, j’ai envoyé un de mes hommes pour le contrer. Je me doutais que si Miller allait là-bas, ça allait être comme un cancer malin qui s’étend. De graves abus allaient se produire. »
Épilogue – des jours tranquilles ?
À peine un an plus tard, en avril 2004, Mark Fallon comprend que son cauchemar est devenu réalité. Des photos de la prison irakienne d’Abou Ghraib publiées par le New Yorker font le tour du monde. Des prisonniers nus sont entassés en pyramide, tête-bêche, ou forcés de se masturber devant des soldats hilares. Nus encore, ils sont tenus en laisse par des femmes en uniforme. L’Amérique entière est sous le choc. Le ministre de la défense Donald Rumsfeld attribue rapidement ces dérives à quelques soldats isolés. Quelques « pommes pourries (15) ».
Pyramide d'hommes nus. Photo prise à la prison d'Abu Ghraib
Après le scandale d’Abou Ghraib, la plupart des militaires reconnaissables sur les photos seront sanctionnés, ainsi que la commandante de la prison, Janis Karpinski. Ce seront les seuls mis en cause. « Janis Karpinski dit qu’elle n’était pas coupable, et je suis d’accord avec elle. Elle a servi de bouc émissaire, affirme Lawrence Wilkerson, l’ancien bras droit de Colin Powell. En revanche, certaines personnes, à commencer par Dick Cheney, devraient être poursuivies pour crime de guerre. Le minimum aurait été de les démettre de leurs fonctions. »
Mais à ce jour, les bureaucrates de Washington se portent bien. Cela a peu de chance de changer. Pendant la campagne présidentielle américaine de 2016, le candidat républicain Donald Trump a promis de « remplir Guantanamo de sales types » et de rétablir l’utilisation du waterboarding (16). Si le Président élu est connu pour changer d’avis (17), il y a malgré tout fort à parier qu’il choisira de regarder vers l’avenir, sans reconnaître les crimes de l’Amérique, une nation qui, durant un temps, a fait de l’arme sexuelle un outil contre le terrorisme et une méthode de torture.
Nizar Sassi, marqué dans son corps par son passage à Guantanamo, termine son café allongé à la Brioche Dorée. Comme les cinq autres anciens détenus de Guantanamo, il a essayé d’obtenir la reconnaissance de la torture et des viols qu’il a endurés dans le cadre d’une plainte collective, qui a très peu de chances d’aboutir. Le général Miller, à l’époque surnommé « le roi de Guantanamo », a bien été convoqué par la justice française, en mars 2016. Il n’est pas venu : rien ne l’y obligeait. Comme beaucoup d’autres, Nizar Sassi a quelque peu perdu espoir en l’humanité. « Je m’en remets au Jugement dernier, précise-t-il. Au jugement d’Allah. »
(1) Le programme SERE (Survival Evasion, Resistance and Escape) a été créé au lendemain de la guerre de Corée pour préparer les soldats et les civils, au cas où ils viendraient à être capturés par les services secrets de la nation communiste.
(2) C’est le surnom qui lui a été donné par les médias, comme par les spécialistes de la question.
(3) Les vidéos de ces interrogatoires ont été détruites en 2005 par la CIA.
(4) Sont présents, d’après John Rizzo, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Condoleezza Rice et Colin Powell.
(5) Entretien avec les auteures, le 20 septembre 2016, à Vénissieux.
(6) La CIA a disposé de nombreuses prisons secrètes (ou « Black Sites ») dans le monde entier pour pratiquer ces interrogatoires.
(7) Entretien avec les auteures, le 18 octobre 2016, à Washington.
(8) L’expression « les plus gros tubes disponibles », ici reprise par Walter Ruiz, est issue du rapport du Sénat, p. 126.
(9) Le rapport Schmidt, qui porte sur Guantanamo, mentionne par exemple des femmes militaires pratiquant des lap dances ou utilisant de l’encre rouge simulant du sang menstruel et du parfum de femme à des fins de déstabilisation. Les rapports Fay, Chruch et Taguba relatent des faits similaires à Abou Ghraib.
(10) Rapport Schmidt. Témoignage d’un gradé présenté comme un chef de l’Intelligence Control Element (ICE).
(11) Erik Saar, Inside the Wire, p. 223.
(12) Op. cit., p. 228.
(13) Nous avons également rencontré Alberto Mora, ancien avocat général de la Navy, qui a tenté de donner l’alerte, et Steven Kleinman, ancien expert du renseignement militaire au ministère de la défense, qui a été ostracisé après avoir donné son opinion sur les nouvelles méthodes de renseignement, en 2003.
(14) Le général Miller succède à George Dunlavey en décembre 2002.
(15) Une expression utilisée pour la première fois lors d’une conférence de presse à l’été 2004.
(16) C’est lors du débat du 3 mars 2016 à Détroit que le candidat d’alors a réitéré son accord pour l’utilisation de la méthode du waterboarding, en ajoutant que, « pour ces animaux du Moyen-Orient [Daech], nous devrions y aller plus fort ».
(17) Devenu Président élu, Trump est quelque peu revenu sur ces propos le 22 novembre 2016, indiquant au New York Times avoir été séduit par les arguments d’un général de la marine, James Mattis. Le soldat avait affirmé : « Donnez-moi un paquet de cigarettes et deux bières, et je ferai mieux [qu’avec la torture] », ce qui avait « impressionné » le Président.
Mediapart est partenaire du projet international « Zero Impunity ». Cette opération transmédia documente et dénonce l’impunité qui protège les auteurs de violences sexuelles en conflit armé. En partenariat avec un consortium de médias internationaux, Mediapart publie six grandes enquêtes qui décryptent les mécaniques de l’impunité au sein de nos institutions publiques, de nos organisations internationales et même de nos armées.La première enquête a porté sur les « exactions impunies de l’armée française en Centrafrique », à lire ici.
Le projet a été créé par Nicolas Blies, Stéphane Hueber-Blies et Marion Guth (société a_BAHN), se définissant comme des « documentaristes activistes ». Appuyé sur un travail d’enquête, « Zero Impunity » se prolongera par une véritable action citoyenne.
En organisant à partir de mars la première manifestation citoyenne virtuelle, ce projet mettra à la disposition des citoyens un outil viral qui permettra d’exercer une pression sur les États et institutions internationales afin d’obtenir des changements concrets et ainsi libérer la parole des victimes pour davantage de justice.
Retrouvez en cliquant ici en vidéo nos explications sur l’opération « Zero Impunity ».
Le projet a été créé par Nicolas Blies, Stéphane Hueber-Blies et Marion Guth (société a_BAHN), se définissant comme des « documentaristes activistes ». Appuyé sur un travail d’enquête, « Zero Impunity » se prolongera par une véritable action citoyenne.
En organisant à partir de mars la première manifestation citoyenne virtuelle, ce projet mettra à la disposition des citoyens un outil viral qui permettra d’exercer une pression sur les États et institutions internationales afin d’obtenir des changements concrets et ainsi libérer la parole des victimes pour davantage de justice.
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