Le colonel Wilkerson, ex-bras droit de Colin Powel, Janis
Karpinski, ancienne générale de brigade de la Military Police à la
prison d’Abou Ghraib et Mark Fallon, ancien enquêteur dans la section
américaine antiterroriste, étaient à Paris, nous avons pu dialoguer.
Encore aujourd’hui en 2017 beaucoup de gens pensent que «les
mauvais traitements» subis par les prisonniers à Guantánamo ont
été le fruit «d’accidents», de dérives d’individus isolés
ou de manquements aux ordres de certains soldats. La réalité est
bien différente : ce qui s’est passé dans le camp situé
dans le sud-est de l’île de Cuba, puis à Abou Ghraib, en Irak,
était un véritable système. Un système destiné à pousser les
détenus à leurs limites mentales et physiques, avec l’aide de
psychologues et de médecins. La seule consigne donnée au personnel
chargé de mener les interrogatoires était : «No blood no
fool.» Tant qu’il n’y a pas de sang…
Andreas
Schuller, avocat en droit international, inscrit au barreau de
Berlin, travaille au sein de l'European
Center for constitutional and human rights (ECCHR), un centre
dans lequel se retrouvent des juristes spécialistes pour la plupart
en droit pénal international et très sensibilisés à la question
du respect des droits de l’homme. Il y a deux ans, il m’a
invité dans leurs locaux en Allemagne. Ce jour-là, il m’a
présenté le fondateur de l’ECCHR, Wolfgang Kaleck, qui m’a
expliqué comment depuis plusieurs années ils nous soutenaient, mes
avocats, William Bourdon et Apolline Cagnat, et moi, dans notre
combat judiciaire pour faire la lumière sur le traitement qui nous
avait été réservé à Guantánamo. Depuis 2004, l’ECCHR a par
exemple engagé des procédures pénales contre des militaires
américains, notamment contre l’ancien secrétaire à la Défense
américain Donald Rumsfeld.
Photo
prise le 18 janvier 2002, au camp X-Ray de la prison de Guantànamo de
détenus accusés d’être membre d’Al-Qaida. Photo : Shane T. McCOY / US
NAVY / AFP
Il y a quelques jours, j’ai reçu ce mail d’Andreas qui m’a
ravi : «Salut Mourad, j’espère tu vas bien. Nous
aimerions t’inviter à Paris le jeudi 26 janvier 2017. Avec
William et Apolline, l’ECCHR organise une conférence publique sur
la torture à Guantánamo, mais aussi les développements aux
Etats-Unis après les élections. On a invité d’autres experts des
Etats-Unis pour témoigner contre la torture.»
«Des experts des Etats-Unis», me disait-il. En fait, il
s’agissait de hauts responsables américains. L’occasion pour
moi, pour la première fois de ma vie, de me confronter aux
responsables de ce piège dans lequel je suis tombé (lire
portrait dans
Libération), de comprendre leur point de vue, de saisir ce
qui les a menés à mettre en place cette justice d’exception,
cette machine infernale des «techniques d’interrogatoires
musclées», cet arbitraire qui consistait à nous décrire comme les
ennemis de l’Amérique «les pires des pires» ou «les
terroristes qui occupaient hier l’Afghanistan, [et] croupissent
aujourd’hui à Guantánamo», disaient dès janvier 2002
l’ancien président des Etats-Unis George Bush. Je suis impatient
de les entendre et curieux de savoir ce qu’ils pensent aujourd’hui.
Bref l’occasion de comprendre cette grande histoire dans laquelle
la nôtre, beaucoup plus petite, s’est noyée.
C’est donc à Paris, le 26 janvier dans la soirée, dans la
grande salle de l’Eléphant Paname, dans le IIe arrondissement,
que nous nous sommes retrouvés. La conférence sur «l’expérience
américaine, l’outrepassement de la loi dans la lutte
antiterroriste» organisée par la Fédération
internationale des droits de l’homme (FIDH), la Ligue
des droits de l’homme (LDH), le ECCHR et le CCR (Center
of Constitutionnal Rights) allait permettre de nous confronter à
quatre «officiels» venus des Etats-Unis et appartenant au monde
politique et militaire. Il y avait du beau monde. Costards-cravates
et tenues chics, côte à côte, ils nous font face. Je m’assois au
premier rang pour les écouter. Je ne veux pas en perdre une miette,
rassuré de voir que leurs propos seront traduits en simultané. Le
casque sur les oreilles, je me plonge dans les coulisses du tournage
de ce film dont j’étais l’un des personnages et dont les
scénaristes, assis en face de moi aujourd’hui, étaient les seuls
maîtres de mon destin.
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